– Est-ce oui, Commandant ?
Rexugues eut un sourire froid.
– De toute façon, je n’ai guère le choix, n’est-ce pas ?
Tadda et Volg protestèrent avec ensemble.
– Détrompez-vous, Capitaine spatial. Il n’est nullement dans nos intentions de commettre un forfait, un véritable viol de personnalités, surtout étrangères à notre planète. Mais nous estimons — c’est notre loi — qu’un commandant d’astronef a droit de vie et de mort sur ses subordonnés. Du moins en est-il ainsi chez nous. Nous pensons donc que, la providence vous ayant mené ici avec votre navire, vous disposez des vies qui sont entre vos mains. Puisque nous vous offrons alliance, il semble que vous puissiez ainsi, au nom de votre planète patrie, commencer de parfaites relations entre Liis et la Terre…
Rexugues écoutait avec attention, et Ramona et Mandra, assistant bien malgré elles à cette scène, étaient affolées, mais attentives.
– Nous souhaitons votre accord, dit la reine. D’ailleurs, Volg vous l’a bien précisé, il n’est nullement question de sacrifier vos hommes et vos femmes. Mais de les multiplier, en raison de leur jeunesse, de leur santé, de leur beauté, pour créer un noyau de vie future…
– Comme ces jeunes gens et jeunes filles que je viens de voir ?
– Exactement.
– Encore une question : parmi eux, ou elles, où étaient les Originaux, les êtres initiaux qui ont donné naissance aux autres… disons exemplaires humains ?
Tadda et Volg parurent quelque peu embarrassés.
– Nous vous donnerons réponse après l’expérience, si vous le désirez. Mais nous pouvons vous dire, reprit la reine, que, en vérité, la personnalité a pour ainsi dire éclaté, que les diverses caractéristiques morales se retrouvent, mais dispersées parmi les êtres nouveau-nés de l’Original. Sur le plan biologique, absolument rien de changé. Il y a, selon les cas, deux, trois, quatre, et jusqu’à six ou sept corps humains fonctionnant avec une physiologie parfaite, identiques à l’Original mais dont le comportement demeure autonome, et partant variable, eu égard aux différences psychologiques engendrées à partir du Multiplicateur.
Volg avait écouté la reine avec un sourire.
Il renchérit, vanta le sort de ces êtres auxquels on donnait l’extraordinaire chance de revivre en plusieurs personnages, et insista sur le traité qui pourrait être signé avec les autorités de la Terre, et par lequel Liis garantirait, par exemple, un droit de préemption sur certaines mines de la planète où on trouvait, entre autres, du platox, ce super-platine si rare, et de l’aura-hélium, dont la désintégration donnait un carburant d’une puissance quasi illimitée.
– Notre race dégénérée n’exploite plus rien, et nous n’avons plus de contacts avec les humanités du cosmos… La venue de votre Océan Céleste est une chance, pour vous comme pour nous. L’arrêt du destin, incontestablement…
C’est ainsi que le capitaine spatial Rexugues, d’un signe de tête, acquiesça, amené par l’impérieuse Tadda, le subtil Volg, à sacrifier délibérément Coqdor, Ken, les trois femmes et les six cosmatelots, ainsi que le docteur Waran.
On ne parlait plus de l’attaque par invisibilité et Rexugues paraissait avoir oublié les déboires de ses compagnons. D’ailleurs, on lui laissait Tomi et le reste de l’équipage, sans compter qu’il pourrait au besoin emmener avec lui, vers Arcturus, puis vers la Terre, un exemplaire choisi à son gré de chaque personnage muté dans le Multiplicateur.
Bien entendu, le capitaine spatial Rexugues recevrait tous les honneurs possibles sur Liis, sans compter ce qui l’attendrait sur la Terre, au retour d’une expédition aussi fructueuse.
Et sa part, dans l’exploitation future des mines, avait été soulignée par le ministre liisien.
La lumière revint dans la salle d’eau où Ramona et Mandra, serrées l’une contre l’autre, avaient suivi, comme si elles touchaient les interlocuteurs, cet incroyable marchandage dont des humains étaient l’enjeu.
Les deux jeunes filles, surprises, poussèrent un petit cri d’effroi.
Les personnages télévisés avaient disparu et leurs voix ne résonnaient plus auprès d’elles.
Par contre, Fkaan refit son apparition, au pied de la statue.
– Alors ? Vous voyez que je ne vous ai pas menti…
Mandra était effarée.
– Le capitaine !… Le capitaine nous vend tous !… Mais c’est horrible !
Ramona, plus positive, reprenait le dialogue.
– Fkaan… Je peux vous remercier. Mais je voudrais savoir pourquoi c’est vous qui, maintenant, trahissez les vôtres. Car vouloir nous avertir, et nous sauver, je pense, si c’est encore possible…
– J’espère que ça l’est, dit vivement le gnome.
– … Mais je veux savoir la raison de votre attitude. De votre trahison en notre faveur !
Le pauvre visage martyrisé exprima sa douleur.
– Vous vous défiez de moi ? Vous croyez à quelque autre piège ?
– Fkaan… comprenez donc ma méfiance… Alors, il regarda Ramona de telle façon qu’elle crut deviner.
Le monstre disgracié exprimait de tels sentiments, dans ses yeux de topaze, furieux contraste avec tout son corps ravagé, que la Terrienne en fut bouleversée.
– Oui, murmura-t-elle, je… je vous fais confiance, Fkaan !
– Pourquoi ? demanda Mandra, que Ramona foudroya du regard.
Ramona enchaîna tout de suite :
– Fkaan… Puisque vous disposez de ces ondes… Il y a une question du capitaine spatial qui est demeurée sans réponse, et il n’a pas insisté… Que deviennent ces malheureux livrés au… au Multiplicateur, si j’ai bien compris ?
– Je peux vous le montrer, dit le gnome. Mais, je vous préviens, c’est terrible… Il faut que je dirige mes scrutateurs d’ondes au fond de ces abîmes dont on vous a parlé…
– Oh ! fit Ramona en pâlissant, ne sont-ce pas ceux qu’on nomme les Ombres Vivantes ?
– Exactement.
– Et le chevalier Coqdor et nos amis sont parmi… ces êtres ?
– Et Ken ? Et Ken aussi ! dit Mandra en pleurant.
– Tais-toi, coupa Ramona. Fkaan, nous devons savoir…
– Soit !… Mais ce sera bref. Le temps nous presse et… vous allez avoir très peur…
Il disparut. Pendant une minute ou deux, il ne se passa rien dans la salle d’eau, où Mandra se mouchait, où Ramona ; allant et venant, était en proie à un état d’exaltation exceptionnel.
Puis cela recommença. La lumière s’estompa, il n’y eut plus que les reflets d’or translucide. Enfin, des formes humaines apparurent.
Ramona et Mandra se crurent dans une caverne, où des assises de béton ou de plastique avaient été aménagées. Des éclairages bizarres naissaient dans des stalactites et des stalagmites qui apparaissaient curieusement autour d’elles, impalpables comme le reste.
Mais Mandra reconnaissait la large carrure, la haute taille et les épais cheveux noirs de Ken, avait un mouvement instinctif vers lui.
– Pauvre idiote ! fit Ramona entre ses dents. Ce coureur invétéré…
Le Roc ne sentait nullement les caresses de Mandra. Il était perdu chez les Ombres Vivantes, avec le chevalier qu’on voyait un peu plus loin, avec Râx à ses pieds. Les bras croisés, immobile, Coqdor semblait songeur.
Les jeunes filles virent encore, à les toucher (mais leurs mains ne rencontraient que le vide à travers les images en relief), le couple d’Ysiane et de Sambor.
La mécanélectricienne et l’officier antillais, abandonnant toute retenue, s’enlaçaient dans un coin de la grotte, cherchant dans leurs baisers un dérivatif à leur atroce situation.
Elles reconnurent aussi, un peu à l’écart, le docteur Waran, qui semblait avoir retrouvé toute sa lucidité et, présentement, était très attentionné auprès des cosmatelots, pansant ceux qui avaient été touchés dans la bagarre née de l’étreinte de la forêt invisible.
Et puis, tout à coup, les jeunes filles frémirent, eurent un instinctif mouvement de recul.
Des êtres apparaissaient.
Un homme. Une femme.
Ou plutôt les fantômes de ce qui avait été un homme et une femme.
Deux êtres qu’elles croyaient reconnaître, parce qu’ils ressemblaient à ceux qu’elles avaient vus, en quatre et en six exemplaires humains dans le salon de la reine Tadda, où on les avait présentés au capitaine spatial Rexugues.
Deux êtres falots, aux chairs blafardes et vaguement translucides. Un homme et une femme aux yeux rouges et clignotants d’albinos, aux cheveux d’un blanc maladif, aux mouvements lents, maladroits. Deux spectres, sans doute quasi aveugles, paraissant entendre mal, deux horribles négatifs d’humanité. Ramona, et même la simple Mandra, avaient soudain compris.
C’étaient les Originaux de la dernière expérience du Multiplicateur, la belle Yaïn et le solide Kiwan, qui avaient servi à la gestation spontanée des filles et des gars destinés à fournir la base au monde futur de Liis.
Elles râlèrent, épouvantées :
– Les Ombres Vivantes !…
Mystérieusement, Fkaan promenait ses caméras vers les profondeurs des abîmes.
Alors, elles virent d’autres victimes semblables, d’autres Ombres Vivantes, tous les Originaux qu’on avait utilisés pour engendrer de nouvelles créatures à partir de leurs êtres initiaux, et que les Liisiens enfermaient dans ces souterrains conditionnés, sous la planète, pour ne plus voir ces larves maudites, ces déchets sacrifiés dont les répliques seules gardaient le droit à une existence normale.
Et Ramona et Mandra, reculant d’horreur, suppliaient Fkaan d’arrêter la vision, de les délivrer de ce cauchemar.
Il obtempéra à leur désir, reparut devant elles, dans la salle d’eau redevenue normale.
– Je crois qu’il se passe quelque chose de dramatique, dit-il. Nous allons essayer de nous en rendre compte. Et après, pour vous sauver, il va falloir faire vite, très vite…
CHAPITRE IX
Mandra en frissonnait encore.
– Il me semblait que ces gens allaient me prendre, avec leurs mains blafardes, leurs cheveux de morts, et les yeux rouges…
Ramona, pour ne pas changer, la brusqua un peu.
– Allons, remets-toi !… Écoute Fkaan, il nous dit qu’il y a quelque chose de tragique…
Le gnome semblait en effet bouleversé. Il se dandinait d’un pied sur l’autre ce qui, avec son déhanchement, donnait un résultat qui eût été comique sans la situation.
Et, certes, moins que jamais, Ramona et Mandra pouvaient songer à se moquer du pauvre Liisien.
Les larves aux yeux rouges effacées, la salle paraissait vide, en dépit des éclairages si heureux, et de l’admirable groupe statufié.
– Fkaan… Parlez ! Maintenant, il faut aller jusqu’au bout.
Le monstre se mordit les lèvres.
– Cela va plus vite que je ne le pensais… Je vais… Non… Mieux qu’un discours… je vais vous montrer…
Il disparut une fois de plus.
– C’est drôle, fit Mandra. Il s’en va encore…
– Il faut bien qu’il manipule ses appareils, dit Ramona, agacée, et qui bouillait d’impatience.
– Mais, insista Mandra, comment a-t-il pu deviner qu’il se passait des événements nouveaux ?
– Il est télépathe… Tu ne t’en es pas encore aperçue ?
– Il est quoi ?
Mais Ramona n’eut pas le temps de donner des explications psychiques à sa compagne.
C’était Mandra elle-même qui s’écriait :
– Regarde !… D’autres statues !…
La lumière s’effaçait de nouveau et des statues surgissaient autour d’elles, en effet. Différentes, cette fois. Des femmes et des hommes, nus ou drapés, mais tous taillés dans l’or translucide.
Et les jeunes filles étaient plongées au sein d’une autre scène, en télé-relief, en direct, projetée par les soins de Fkaan.
Un double cri leur échappa :
– Sturm… Ho-San…
Elles reconnaissaient leurs deux camarades, les jeunes cosmatelots qui, comme elles, avaient été les hôtes de la reine Tadda et du ministre Volg.
Mais dans quel état…
Échevelés, demi-nus, ils avaient visiblement été surpris dans leur sommeil. Ils avaient dû lutter, car Ho-San avait un œil sombrement poché, et Sturm saignait de la lèvre.
Ils marchaient. Ils marchaient sur place, aux côtés de Ramona immobile et qui mit vingt secondes à réaliser que la caméra suivait le mouvement et que Fkaan accompagnait la scène, laquelle se déroulait dans une sorte d’immense galerie du palais, afin de la faire vivre aux deux amies.
Oui, Sturm et Ho-San semblaient marcher sur place, alors que, dans la réalité, ils étaient entraînés vers une destination inconnue.
Ils se débattaient encore, mais chacun était entouré de quatre hommes, quatre personnages portant les uniformes bleu et rouge de la milice liisienne, et qui les maintenaient solidement.
Ces huit gardes, qui encombraient la salle d’eau, avec les images projetées des statues de la galerie, n’étaient plus très jeunes quoique encore vigoureux pour avoir eu raison des cosmonautes.
Des vieux, songeait Ramona. De ces Liisiens déjà croulants, qui sont décidés à tout pour sauver leur planète en péril, et qui, sur ordre de Volg et de la reine et avec l’assentiment du capitaine spatial Rexugues, se sont jetés sur les invités et les entraînent…
– Dieu du cosmos, où les emmène-t-on ? pleura Mandra.
Blême, l’énergique Ramona avait compris.
– Au Multiplicateur, n’est-ce pas ?
– Oui… Comprenez qu’il ne faut plus perdre de temps, dit la voix de Fkaan. La vision disparut et le gnome ressurgit.
– Je vous en prie… Il faut fuir…
– Dites-nous ce que nous devons faire.
– Vous habiller. Et me suivre.
Ramona bouscula Mandra, qui continuait à pleurer, réclamait Ken, et disait qu’elle ne se consolait pas d’avoir eu si peur des larves aux yeux rouges aperçues dans les abîmes.
– Et encore, fit remarquer Fkaan, j’ai voulu vous ménager. Je n’ai mis que l’image. Pas le son. Sans cela, vous auriez entendu, en même temps, leurs chants funèbres… et cela vous aurait paru insoutenable.
Sans se soucier de la présence de Fkaan, Ramona se vêtait promptement, invectivant Mandra qui perdait un temps précieux en jérémiades.
Enfin, la brune enfant sécha ses larmes, eut un peu honte de son attitude, et enfila à son tour sa combinaison de cosmonaute.
– Comment allons-nous sortir d’ici ?
– Je m’en charge, dit Fkaan. Tout est prévu. J’ai réglé divers appareils…
Mandra s’appuyait sur le bras de Ramona, laquelle voulait tenir bon, mais gardait en elle-même la vision des deux garçons entraînés vers ce curieux supplice, par la perfidie des Liisiens et la trahison de leur propre commandant d’astronef.
Et les autres, perdus dans les abîmes, avec les Ombres Vivantes ?
Ramona évoquait le chevalier Coqdor, dont le passé déjà légendaire lui donnait quelque espoir.
Avec un colosse comme Ken, s’arracherait-il à de tels gouffres ? Les sauverait-ils tous ?
La ronde des statues d’or luminescent lui faisait mal, à présent. Elle se sentait entourée de ces magnifiques objets d’art, qui, de leurs yeux vides, contemplaient l’effritement de la race perdue et les forfaits que les gens de la planète étaient décidés à accomplir pour retrouver un sang neuf, en un vampirisme exceptionnel.
Elle tourna le dos au joli groupe qui l’exaspérait.
– Tu es prête, Mandra ?
– Oui, soupira la malheureuse fille, qui n’arrivait pas à boucler sa ceinture.
Ramona bondit, l’aida. Fkaan prononça :
– Regardez sur le côté gauche. Là où il y a le miroir !
À gauche de la vaste baignoire, en effet, un grand miroir, tenant à peu près le panneau entier, reflétait l’intérieur de la pièce.
Ramona s’y voyait, avec Mandra, et aussi Fkaan qui manipulait maintenant une petite boîte noire munie de boutons diversement colorés, et laquelle jetait des feux par intermittence.
Fkaan « pianotait » littéralement sur ces boutons, regardant fixement le miroir.
Soudain, de la boîte, des jets lumineux très minces, filiformes, comme de subtils lasers, jaillirent et allèrent toucher le miroir dans lequel, naturellement, ils se continuaient, rejoignant leur propre image.
Et les reflets de Ramona, de Mandra, de Fkaan, et aussi du groupe statufié qu’on voyait dans la glace s’effacèrent petit à petit. Par contre, les jets lumineux s’élançaient, comme à l’infini, dans des profondeurs sombres, indéterminées.
– Avancez, dit le gnome.
Comme elles hésitaient, il les poussa un peu, sembla frémir en les touchant de sa main noueuse.
– Je vous en prie…
Ramona entraîna Mandra, marcha jusqu’au miroir, du moins jusqu’à l’endroit où, moins d’une minute plus tôt, il y avait un miroir mural.
Elles eurent l’impression qu’elles allaient se heurter à son contact glacé. Il n’en fut rien.
Il n’y avait devant elles rien qui pût les arrêter. Pas de mur de glace. Et tout était, sinon noir, du moins hors couleur.
Elles passèrent, suivant les fils lumineux qui, au nombre d’une dizaine, s’élançaient tout droit, on ne savait vers où ni jusqu’où.
– Hâtons-nous, dit Fkaan.
Il était près d’elles. Lui aussi avait passé le miroir. Il marchait en conservant la boîte noire entre les doigts et les fils lumineux, maintenant, dansaient un peu au rythme de sa marche, comme s’il eût tendu une lampe électrique dont le rayon eût oscillé lors de la progression.
Elles ne voyaient pas où elles se déplaçaient mais, à droite et à gauche, maintenant, dans cette espèce de pénombre difficilement explicable, elles reconnaissaient les formes élégantes, lascives, héroïques ou détendues des Liisiens statufiés, les uns dans leur nudité sereine, les autres avec d’élégants vêtements, des robes seyantes, ou d’impressionnantes armures.
Les êtres d’or luminescent issaient seuls de ce domaine incompréhensible. Mandra marchait, comme Ramona. Ce n’était pas le moment de poser des questions.
Fkaan, qui marchait aussi vite que le lui permettait sa claudication, auprès des deux cosmonautes, jeunes et vives, jugea cependant bon de leur donner une explication succincte du moyen de fuite utilisé.
– Avec cet appareil, je crée un couloir inter-murs. Ces rayons ont la propriété de provoquer un dégagement de matière, une sorte de dispersion des atomes, mais seulement dans leur aspect visuel. Oui, je sais bien qu’on ne distingue pas l’atome à l’œil nu, mais on discerne parfaitement ce qui est constitué d’atomes. Nous marchons au sein d’un champ lumineux particulier, qui chevauche virtuellement l’univers réel (du moins la portion dans laquelle nous nous trouvons) mais qui est donc invisible aux personnes qui nous entourent. Il se produit une sorte d’écartement atomique dans la masse même de l’ensemble cosmique. Immédiatement, d’ailleurs, les particules les plus promptes reviennent sur place ce qui, par exemple, nous permet de respirer, l’atmosphère se reconstituant en un temps record. Seule, la matière vraiment solide est (de ce que j’appellerai notre côté) annihilée, alors qu’elle ne l’est nullement « de l’autre côté ». Ainsi, en ce moment, nous côtoyons les hôtes du palais de la reine, mais nous ne les distinguons pas plus qu’ils ne nous voient.
Mandra était ébahie d’un tel raisonnement, qui la dépassait.
Ramona tentait de comprendre, elle. Elle posa une question :
– Mais nous voyons les statues…
– En raison de leur contexte atomique très spécial, qui est particulièrement photonique. Nos savants ont obtenu des résultats formidables, avec leurs travaux sur la lumière. Ainsi vous avez connu le hlfz, qui vous a amenés tous ici… Lui aussi peut devenir invisible…
– Comme la forêt ?
– C’est cela. Mais le minerai qui compose les statues, traité d’une manière spéciale, les place, si je puis dire, à mi-chemin du monde naturel et du tunnel luminique où nous progressons actuellement. C’est ce qui vous explique que, dans la télérelief dont je me suis servi, vous les avez toujours distinguées auprès des êtres humains, alors que le décor d’ensemble et des tas d’autres détails n’étaient pas photographiés… Mais nous allons arriver…
Brusquement, il coupa les rayons lumiformes et les jeunes filles se retrouvèrent dans une curieuse petite rotonde, dont le plafond s’arrondissait en coupole.
Une coupole au centre de laquelle une ouverture était pratiquée, comme celle d’une cheminée centrale.
– Où sommes-nous ? murmura Mandra, à qui, maintenant, tout faisait peur.
Fkaan marchait vers une paroi, ouvrait une sorte de placard.
– Regardez… et choisissez…
– Ce sont… des vêtements ? Des armures ?
– Avec cela, vous allez quitter le palais. Par la voie des airs.
– Hein ?
– Je vous en prie. Ne perdez pas de temps. Cherchez ce qui correspond chacune à votre taille.
Cette fois, Mandra, se souvenant qu’elle était mécanélectricienne, se rendit très utile.
Ces armures étaient métalliques, et faites de multiples facettes étincelantes qui rappelaient celles du hlfz.
Fkaan précisa même qu’on les nommait armures hlfz, le principe de mobilité étant le même, basé sur l’attirance luminique.
Mandra s’en tira fort bien, trouva les agrafes magnétiques, le système de bouclage, bien plus adroitement que lors de la fuite et Ramona la félicita.
Fkaan, paisiblement, s’habillait lui aussi.
Quand ils furent prêts, tous les trois, à visage découvert, il leur conseilla de rabattre une visière coulissante. Mais des walkies-talkies permettaient de poursuivre le dialogue.
Ils étaient curieux d’aspect, avec ce costume.
Trois bonshommes un peu lourds de lignes, apparaissant et disparaissant par petites zones, suivant l’accrochage de la lumière sur les facettes.
– Maintenant, l’une après l’autre (je vous suivrai) vous allez vous placer sous la cheminée, expliqua le gnome.
– Mais comment cela fonctionne-t-il ? Par aspiration d’air ?
– Non. De lumière. Comme tout à Liis, (et c’était le système de propulsion de certains de nos astronefs… quand nous avions encore des vaisseaux spatiaux) la clarté de nos lunes ou de nos soleils joue le rôle d’aimant. Oui, c’est là une formidable utilisation de l’énergie luminique. L’aimantation remplaçant le propulseur, toujours lourd et dévoreur de masses énergétiques. Dans l’espace, grâce aux étoiles, on peut ainsi naviguer à l’infini.
– Très bien. Cela explique le procédé moteur. Mais l’embrayage ?
– Remarquez, sur la visière, deux points minuscules placés à hauteur de vos prunelles.
– Exact.
– Fixez-les, c’est plus facile qu’il ne paraît au premier abord. Et ordonnez l’envol. Les ondes de volonté se transforment en énergie dynamisant le complexe des facettes qui recouvre l’armure. Alors, vous vous soulèverez. Vous arriverez, après quelques tâtonnements, lorsque vous surplomberez le palais, (au-dessus de l’ouverture de la cheminée) à vous diriger à volonté. Cela devient automatique, votre désir de direction passant nécessairement par les points catalyseurs. Et vous évoluerez à votre gré.
C’était quelque peu ahurissant. Mais le temps passait et, peut-être, avait-on déjà envahi la chambre des jeunes filles pour leur faire subir le sort des deux malheureux cosmonautes abandonnés aux Liisiens par le capitaine félon.
Ramona montra l’exemple.
Elle se plaça sous la cheminée, repéra les deux points catalyseurs.
Cela la fit loucher vingt ou trente secondes avant qu’elle réussisse à agir sur le moteur d’aimantation luminique.
Et puis elle sentit qu’elle montait.
Très vite. Elle passa en flèche à travers la cheminée, pendant une quarantaine de mètres à peu près, se retrouva flottant dans le ciel, sous les onze lunes de Liis.
Mandra la suivit. Puis Fkaan.
Et les trois personnages, en lévitation, s’éloignèrent au-dessus de la cité, vers des horizons mystérieux…
CHAPITRE X
Quelques nuages passaient. Un vent vif coupait le bas du visage des trois volants, la visière aux points catalyseurs ne tombant qu’en masque.
Les onze lunes brillaient et, sous leur clarté, d’ailleurs très vive, Ramona, Mandra et Fkaan pouvaient embrasser du regard l’étendue de la cité, mélange de rusticité, de futurisme, de vétusté, le tout assez clair malgré tout, mais avec une lumière crue et impitoyable qui révélait les ruines nombreuses, les quartiers quasi abandonnés, les édifices qui avaient été audacieux et que la rouille rongeait.
Ainsi, d’immenses arcades, des charpentes de métal veuves des palais qu’elles avaient soutenus, des tours bosselées, voire tordues, dressaient leurs silhouettes un peu effrayantes, momies titanesques d’une civilisation désormais classée.
En raison des rares engins volants qui sillonnaient encore parfois le ciel de Liis, on avait placé des falots d’un vif orangé sur ces vestiges de pierre ou de métal, et les trois voyageurs atmosphériques avaient ainsi loisir de les éviter.
Ils pouvaient communiquer aisément entre eux, par les T.W. de leurs radios personnelles et, tout de suite, Mandra s’était affolée.
– Je suis perdue… je ne sais pas où je vais…
Fkaan, de sa voix aigre, rocailleuse et soudain grêle, lui avait prodigué quelques conseils pratiques et la jeune fille, après avoir erré un instant dans le ciel, avait fini par se stabiliser et parvenir à évoluer convenablement.
Le gnome les pressait toutes deux. Sans doute son instinct de télépathe, toujours en éveil, ou simplement un raisonnement de pure logique lui faisaient-ils penser qu’on ne tarderait pas à investir la chambre des deux jeunes filles pour les enlever et les conduire au département du Multiplicateur.
Ramona avait demandé ce qu’il advenait de Sturm et de Ho-San. Fkaan répondait que, vraisemblablement, on étudiait leurs organismes, on leur faisait passer les tests d’usage, avant l’expérience et l’éclatement de leur personnalité en divers exemplaires, quitte à sacrifier ignoblement le prototype humain.
Mais ce n’était pas le moment de telles discussions. Ramona le comprit aisément. Elle aussi avait expliqué à Mandra qu’elle avait ressenti dès l’envol un vertige analogue au sien, et comment elle avait réussi, en peu de temps, à se retrouver à une verticale relative, le corps légèrement penché en avant, les bras écartés sur l’injonction de Fkaan.
Dès ce moment, il avait pu les guider et les inviter à le suivre.
L’énergie-volonté, c’était un fait, à partir des points de la visière-masque, communiquait au système moteur les ordres du cerveau, et c’était un phénomène analogue à la marche, ou mieux au vol des oiseaux, irréfléchi, naturel, dynamique.
Mais l’impatiente Ramona ne se contentait pas d’avoir échappé (du moins jusqu’à nouvel avis) aux sbires de la reine Tadda.
Elle voulait en savoir davantage.
– Fkaan… Où nous conduisez-vous ?
– Dans une retraite sûre. Une ancienne base sous-marine désaffectée comme la plupart de nos grandes installations techniques. Vous y serez en sûreté.
Mandra, fille simple mais de bon sens, fit remarquer :
– Ne serait-il pas plus facile de rejoindre tout de suite l’endroit où l’Océan Céleste a atterri, et de prévenir le lieutenant Tomi ? Il pourrait peut-être faire quelque chose.
Fkaan rétorqua que l’astronef devait être étroitement surveillé par les radars, bioradars et autres laseradars dont disposaient encore les technocrates qui entouraient Volg et la reine.
Mandra se le tint pour dit et on évolua encore un bon moment.
On dérivait au-dessus de l’immense cité, où la vie nocturne était à peu près réduite à néant. Tout juste si on avait aperçu les enseignes lumineuses de deux ou trois night-clubs, réunissant les derniers fêtards de Liis.
On allait maintenant vers la campagne. Fkaan expliqua encore que, d’ici un petit moment on verrait, à l’horizon, le miroitement d’un immense lac, sur les bords duquel on rejoindrait la base abandonnée où il escomptait les conduire.
Les bras en ange, battant parfois l’air sur les indications du monstre liisien pour se stabiliser et saisir quelque courant aérien, Mandra et Ramona évoluaient fort convenablement, goûtant, malgré les circonstances, le charme un peu fiévreux de cette course céleste au-dessus d’un monde nouveau pour elles, avec la sensation heureuse d’échapper, à titre personnel, à la pesanteur.
Mais cette satisfaction dura peu.
Ramona fit remarquer une lueur dans le ciel, qu’elle ne s’expliquait pas.
Parallèlement, elle entendait quelque chose. Ses compagnons de vol également et Mandra cria, dans son micro placé juste sous sa bouche, et qui reproduisait aussi le sifflement de l’air :
– Qu’est-ce que c’est que ces bruits ? On parle… Ou quoi ?
Fkaan jeta, de sa voix plus étranglée encore que d’habitude :
– Ils tirent à la lumière… Ils percutent les nuages… Regardez… Ce que vous voyez, c’est un nuage touché…
Il expliqua brièvement qu’il s’agissait d’un procédé technologique liisien : l’envoi d’ondes percutantes qui accrochaient tout corps, quel qu’il soit et s’étalaient ensuite sur sa surface.
Ainsi, sur une nuée, cela provoquait une faible clarté, l’opacité et la contexture nébuleuse demeurant faibles. Par contre, sur un être humain, sur un animal, sur du métal ou du minéral, les ondes étaient beaucoup plus brillantes lors du choc. Ensuite, leur contact risquait de provoquer, dans le métabolisme, des troubles à partir d’une action nucléaire subtile, mais extrêmement dangereuse.
Brusquement, autour d’eux, ils virent ces taches éclairantes qui se multipliaient tandis que les vibrations arrivaient en vagues.
– On nous attaque…
– On nous a repérés…
– Ils tirent sur nous ?
– Oui. Tous ces nuages ont été littéralement balayés par le feu luminique… Si nous sommes touchés…
– Ils vont nous tuer, cria Mandra.
– Non. Ils toucheront nos armures. Et cela créera des avaries et la progression ne sera plus possible. Nous tomberons, plus ou moins vite selon l’étendue ondionique.
– Que faut-il faire ? demanda Ramona sans ambages. J’imagine que nous n’avons aucun moyen de riposte.
– Évidemment pas. Il faut descendre.
– Descendre ? Mais nous allons retomber aux mains des gens de la reine… Nous, et vous, Fkaan…
– Ne vous inquiétez pas de moi. Descendons. De toute façon, je ne pense pas qu’ils aient déjà envoyé des hlfz au-delà des limites de la ville.
Ils commencèrent à descendre.
Il était temps. Ils virent encore les nuages qui devenaient lumineux et plusieurs, ainsi atteints, ne tardèrent pas à crever, à se diluer rapidement en masses pluvieuses.
C’était curieux, ces nuées touchées du tir luminique. Elles changeaient d’aspect, irradiaient, puis leur forme se modifiait et, tout à coup, elles croulaient en une vaste nappe d’eau.
Et cela évoquait des aéronefs abattus par quelque D.C.A. d’un nouveau style.
Cependant, Fkaan les pressait de se hâter. À un certain moment, elles crièrent toutes deux, ayant vu soudain une tache de clarté naître sur le bras de l’armure de Fkaan.
– Ne vous préoccupez pas de ça… La manche seulement est touchée. Elle va s’en aller en lambeaux. Mais, dans une minute, nous serons au sol.
Ils allaient, en effet, se rapprocher très vite du terrain, assez accidenté, avec quelques bouquets d’arbres çà et là, et les onze lunes découvraient de vastes crevasses.
Au fur et à mesure qu’on voyait monter le sol, Mandra comme Ramona constataient qu’une sorte de chant mystérieux leur parvenait.
Ils se posèrent non loin d’une immense lézarde du sol. Une rangée arboricole s’étendait un peu plus loin.
À peine avaient-ils posé le pied, les uns et les autres, que les pierres, les rochers, plusieurs arbres aussi, et les bords de la crevasse, devinrent lumineux par endroits. Le bruit fut, parallèlement, assourdissant.
– On nous a repérés, cria Fkaan. Il y a des gardes par ici. Ils tirent sur nous… Vite !… Rampez !… Près de moi…
Elles obéirent. On n’avait guère le choix.
Le bombardement continuait. On les cherchait, et les jets de la lumière mortelle frappaient un peu partout, laissant ces curieuses taches ondioniques, à la fois percutantes et sonores, qui vibraient doucement au fur et à mesure qu’elles rongeaient ce qu’elles avaient joint.
Fkaan prit une décision.
– Il faut leur échapper…
– Oui… Oui, je vous en prie, supplia Mandra, tandis que Ramona s’enfonçait les ongles dans la paume, tellement elle était bouleversée, mais se forçait à ne pas se laisser aller au désespoir.
– Je ne vois qu’une solution. Ils hésiteront à nous suivre. Avec les armes hlfz, c’est facile. Sautons dans la crevasse…
– Cela nous conduira… où cela ?
– Ne le devinez-vous pas ?
– C’est bien, dit Ramona. Après tout, nous y retrouverons le chevalier Coqdor et nos camarades. J’aime mieux ça…
– Et je reverrai Ken, dit Mandra, soudain naïvement heureuse.
– Sautons toujours. Je ne vous garantis pas que nous allons tomber immédiatement sur eux. Les abîmes sont immenses, et s’étendent sur des stades et des stades. Entre la ville et, par exemple, la région où votre astronef est amarré.
Une pluie de taches de lumière les entoura. Ils sautèrent.
Ils descendirent en lévitation, doucement, atteignirent bientôt le fond de ce gouffre.
– Ici, nos moteurs faiblissent, n’étant plus alimentés photoniquement. Mais gardons nos armures, qui sont légères. Nous pouvons marcher. Chaque casque comporte un foyer lumineux.
Fkaan les fit jouer et tous trois se retrouvèrent dans une vaste galerie, dont une partie de la voûte éventrée constituait la crevasse.
D’en bas, ils aperçurent encore, sur les bords de la double falaise ainsi formée, les taches lumineuses qui se multipliaient, alors que certaines s’effaçaient déjà, mais que de nombreuses pierres et des morceaux de terre croulaient dans le gouffre, perturbées et fissurées par le tir infernal des Liisiens.
Ramona marchait comme dans un rêve. On allait, à travers des grottes et des grottes, d’abîmes en abîmes, apercevant, là un torrent souterrain, autre part un petit lac, irradiant doucement sous la clarté des casques.
Fkaan expliquait qu’il fallait aller vers la région conditionnée, aménagée depuis longtemps et où on avait à une certaine époque déporté les criminels, la peine de mort ayant été bannie sur Liis.
Par la suite, on y avait relégué les Ombres Vivantes, déchets des essais du Multiplicateur. Ces malheureux, chose curieuse, avaient alors une existence très longue, et mouraient à un âge avancé, après des années interminables dans les abîmes, comme si la vie ne parvenait plus à se détacher de ces relents d’organismes si cruellement truqués par la science.
Épuisés, ils firent halte, demeurèrent longtemps sous terre.
Ils dormirent, mais les deux jeunes filles entendaient toujours, par vagues, cette mélopée funèbre que Fkaan leur assurait être émise par les pauvres larves humaines, qui trompaient ainsi leur ennui en chantant leur infortune.
Après la halte, ils repartirent.
Ils avaient étanché leur soif en un torrent, mais la faim commençait à les tenailler.
Fkaan avançait, soutenant les jeunes filles, solide malgré son déhanchement. Il assurait qu’on arriverait bientôt.
Les chants, en effet, se rapprochaient, et ils sentirent des courants vifs et tièdes.
– L’air conditionné. Nous sommes tout près.
Soudain, un sifflement animal les fit tressaillir et, en haut d’une caverne, ils virent une sorte d’immense chauve-souris qui tournoyait.
– Râx !… Râx !… C’est Râx…
Le pstôr les reconnaissait et fondait sur elles.
Peu d’instants après, elles voyaient Coqdor, Waran, et les autres.
Ysiane et Sambor avançaient, toujours enlacés, et Mandra, sans plus de cérémonie, se précipitait dans les bras de Ken, dit le Roc…
CHAPITRE XI
Ils faisaient cercle autour de Coqdor, et Râx le pstôr, enveloppé de ses ailes membraneuses, était couché à ses pieds.
Le colloque n’avait rien de très détendu. Les cosmonautes de l’Océan Céleste, pris au piège des Liisiens, trahis par leur propre commandant, n’avaient guère d’illusions à se faire.
Ils étaient tous anxieux en permanence et, si Râx, comme à l’accoutumée, demeurait sur le qui-vive, les humains, eux aussi, redoutaient à chaque instant quelque nouvelle perfidie.
Après les retrouvailles, on avait fait le point. La situation était plus que dramatique.
Par la force des choses, les uns et les autres s’étaient réunis au fond des abîmes. Des grottes immenses, des galeries, des gouffres insondables, des corniches de vertige lancées sur des cratères d’épouvante, le tout cependant aménagé en certaines zones, avec des couloirs bétonnés, des passerelles métalliques, des casernes composées de cellules à peu près confortables, et un système de ravitaillement par toboggans venant de l’extérieur, amenant les fruits, les légumes, les viandes, les vitamines et les boissons.
Les Liisiens n’abandonnaient pas les Ombres Vivantes. Leur loi religieuse et civile défendait de tuer. Ce qui ne leur interdisait pas de déporter, soit les criminels, soit les victimes, plus rares, du Multiplicateur, dans ces abysses de la planète, rendues relativement habitables par endroits.
Un éclairage assez faible, (on disait que les Ombres Vivantes ne voyaient presque pas.) une ventilation soigneusement conditionnée, et ainsi c’était l’oubli, ceux qui étaient jetés aux abîmes devant y demeurer jusqu’à leur mort, ce qui était parfois bien long. Par un phénomène curieux, cette vie contre-nature, si elle perturbait fréquemment les cerveaux, semblait favoriser la longévité.
Ainsi, il y avait des Ombres Vivantes des deux sexes qui étaient, en années de Liis, octogénaires et plus. Les criminels vivaient un peu moins longtemps, mais la collusion perpétuelle avec les Ombres les portaient à la folie.
Un criminel mort, on le jetait dans le désintégrateur atomique prévu à cet effet. Quant aux Ombres, peuple réduit qui avait ses mœurs à part, nul n’approchait de leur lieu de repos.
Semblables aux grands pachydermes de la Terre et à certains reptiles géants de Sirius, ces pauvres êtres, lorsqu’ils sentaient leur fin proche, se dirigeaient vers un gouffre mal connu, au fond des abîmes, pour y achever leur horrible existence parmi les squelettes de leurs congénères.
Mandra et Ramona, tout d’abord, avaient eu très peur, en voyant ces spectres vivants, marchant maladroitement en raison de leur vue déficiente et qui cherchaient à les regarder de leurs yeux rouges, avec leurs chairs blafardes, leurs cheveux de vieillards maladifs, leurs mains qui se tendaient, comme de suppliantes menaces de mendiants infernaux.
Mais le puissant et jovial Ken, lequel trouvait encore le moyen de rire, les avait rassurés.
Il bouillait dans cet exil souterrain et il avait fallu toute la persuasion de Coqdor pour le calmer, lors des premiers instants.
Car il fallait se rendre à l’évidence. S’évader était, assurait-on, pratiquement impossible. Les abîmes, naturels ou industrialisés formaient un immense dédale aux issues difficilement déterminables. De toute façon, des yeux électriques surveillaient, un peu partout, et une protection d’ondes-force bloquait les entrées, fort éloignées les unes des autres.
Il y avait autre chose, que les Liisiens exploitaient, et devaient même favoriser par un procédé particulier.
Les Ombres Vivantes, eu égard à leur triste condition, étaient les meilleurs geôliers possibles pour les condamnés et ne leur laissaient jamais une possibilité de fuite. Plus d’un forban, épouvanté des horreurs cavernicoles, avait ainsi péri sous les coups de spectres qui refusaient de voir quiconque quitter les abîmes.
Or, il fallait se rendre à l’évidence, les communications verbales n’étant pratiquement pas possibles : Coqdor et tous les cosmatelots, et les deux jeunes filles, étaient, pour les malheureuses larves, des condamnés comme les autres.
On les acceptait, on leur laissait des cellules et on leur donnait une part de nourriture.
Mais ils devraient rester là, sans espoir de revoir les trois soleils et les onze lunes de Liis.
Parler avec les Ombres Vivantes ? Le phénomène de xénoglossie qui avait permis à Tadda, à Volg et à quelques autres de discuter en spalax avec les Terriens n’avait pas cours au fond du gouffre, et se comprendre n’était pas aisé.
Coqdor soutenait comme il le pouvait le moral de ses camarades. Ken, lui, voulait rester le Roc, moralement comme il l’était physiquement, et l’arrivée de Mandra, qui ne s’était pas retenue pour se blottir dans ses bras l’avait particulièrement dynamisé.
Ramona, avec un petit sourire, avait regardé cette étreinte, moins convaincue des sentiments du géant que, par exemple, de ceux de l’Antillais pour Ysiane, sur laquelle il veillait en permanence.
Mais Ken, lui, disait que justement ce qui manquait chez les Ombres Vivantes, c’était une jolie femme. Ni les larves aux yeux rouges, ni les quelques condamnées ravagées par la vie souterraine ne lui convenaient.
À la tendresse gentille de Mandra, il avait riposté par de grosses bises bien goulues, par des claques plus ou moins délicates, mais effectives.
– On va en profiter, hein, ma colombe ?
C’est à un de ces moments que Ramona avait observé Fkaan, le gnome qui les avait sauvées, suivies spontanément et, en connaissance de cause, s’était lui-même jeté dans le gouffre.
Elle avait vu les yeux de topaze du monstrueux petit bonhomme, si disgracié.
La peine, la jalousie, l’envie, la résignation, tout cela passait en lui, alors que sans se gêner, Ken soulevait la belle Mandra entre ses bras formidables, pour l’attirer contre son vaste poitrail à la meurtrir, en lui plaquant des baisers significatifs.
Fkaan s’était aperçu soudain de l’attention de Ramona.
Et une fois encore, sans un mot, il avait compris toute la compassion que cette fille si belle, et qu’un amant fidèle attendait sur une lointaine planète, portait à sa misère.
C’était cela, et rien d’autre, qui avait arraché les deux jeunes filles aux griffes des Liisiens.
Mais pour les jeter dans la gueule de quel titan horrifique ?
Coqdor parlait. On faisait le point, échangeant des idées, chacun racontant ce qu’il avait observé dans ce monde, généralement quasi muet, et où on s’incorporait lentement, les Ombres Vivantes et les condamnés acceptant les nouveaux venus d’un accord tacite.
Râx siffla tout à coup et se leva, battit des ailes. Tous sursautèrent.
– Que se passe-t-il ?
– Du bruit… On dirait qu’on se bat !…
Instinctivement, ils se tournaient tous vers Fkaan, leur truchement, leur guide aussi, le seul qui pût les éclairer sur les mystères des entrailles de la planète.
– On doit amener un nouveau condamné, expliqua le gnome.
Ken fit remarquer que les distractions étant plutôt rares dans ce « métro sans wagons » comme il appelait les abîmes, cela pourrait constituer une attraction et, sous la conduite de l’inévitable Fkaan, ceux de l’O.C. se dirigèrent tous vers le point d’où venait le vacarme, qui résonnait à l’infini à travers couloirs et cavernes, ce labyrinthe dont nul ne parvenait jamais à dresser un plan exact tant on avait volontairement embrouillé les corridors, les angles, les paliers et les divers étages, en utilisant l’apport naturel.
– Mille comètes, rugit le colosse, qui allait en tête, pressant le nain-guide d’avancer, et portant presque Mandra accrochée à son bras, mais ce sont des guerriers, ces gars-là…
– Les technocrates, expliqua Fkaan, tandis que Ramona et sa compagne reconnaissaient les uniformes bleu et rouge déjà vus au palais.
Les Terriens, auxquels Coqdor, prudemment, interdisait maintenant d’avancer, assistaient, au seuil d’une caverne, à un bien triste spectacle.
Un des toboggans reliant les abîmes aux issues conditionnées amenait des technocrates solidement armés, et portant des sortes de piques et des lanières, arsenal qui leur permettait de tenir à distance les prisonniers humains, et aussi la horde des larves aux yeux rouges qui tentaient de les accrocher.
Le groupe militaire encadrait deux silhouettes, deux personnages aux faces blêmes, cadavériques, avec les yeux rouges au fond des orbites étonnamment creuses.
Des cheveux blancs, des épidermes qui paraissaient gélatineux à force d’être blafards, avec une affreuse translucidité, des hommes, ou ce qui avait été des hommes, titubants, affalés, soutenus ou plutôt transbahutés par les technocrates, tous hommes d’âge certain, sans plus de fraîcheur d’âme que d’organisme, de ces gens vieillissants qui ne savent guère aimer la jeunesse et la beauté.
Coqdor retenait les siens, et surtout Ken qui grondait à mi-voix, à la grande terreur de Mandra.
– Laissez-moi faire, Chevalier… Vous ! Moi ! Les copains !… Waran et Lipari sont solides… Hart et les autres suivront… On leur rentre dans le tas… On pique les armes… Et avec le toboggan, on finira bien par s’en sortir, de ce maudit métro…
– Tais-toi, vieux Roc !… Ces pistolets sont des fulgurants. Ils ne veulent pas tuer, mais ils diront que c’est légitime défense… et nous serons désintégrés !… Tu comprends ?
– Je comprends. Qu’est-ce que tu ferais, poupée, si ton Ken était désintégré ?…
Il en profitait pour embrasser Mandra dans le cou, mais elle n’était pas en état d’apprécier les caresses du Roc.
Les yeux agrandis d’horreur, elle tendait le doigt, hoquetant :
– Regardez !… Les Ombres !… Les deux Ombres !… Ces costumes !…
Les technocrates, ayant repoussé les larves, refluaient vers le toboggan et un procédé d’aimantation, sans doute luminique comme tout ce qui commandait les translations sur Liis, les emmenait vers le haut, sans degrés apparents.
Le chevalier avait froid au cœur. Le docteur Waran, au nom du devoir professionnel, s’avançait.
Et le médecin de l’Océan Céleste, ayant regardé les deux nouveaux malheureux que les Ombres Vivantes entouraient silencieusement, se tourna, accablé, vers les cosmonautes et prononça avec une tristesse infinie :
– Oui… Mandra a raison… Ce sont eux…
Eux !…
Les cosmatelots Sturm, l’Austro-Terrien, et Ho-San, le Nippo-Terrien.
Deux beaux gars jeunes et sains et solides, dont il ne restait plus que ces fantoches vampirisés, ces négatifs de deux organismes impeccables.
Sturm et Ho-San qui sortaient du Multiplicateur, et dont on jetait les Originaux aux abîmes.
Ysiane, Ramona et Mandra sanglotaient, à la fois d’horreur et de pitié.
Waran, Coqdor, Ken, Sambor, Warner, Hart, Lipari, Törner, et aussi Fkaan, s’approchaient, soutenaient de leur mieux les malheureuses épaves.
Le médecin demanda un surplus de précautions en ce qui concernait Ho-San.
Sturm était l’ombre de lui-même, mais, si l’on osait dire : indemne. Il n’en était pas de même pour le jeune Japonais.
Sa combinaison de cosmonaute était ensanglantée. On supposa qu’il avait été blessé lors de la descente aux abîmes, alors que les technocrates liisiens, sans douceur, repoussaient avec piques et fouets les assauts des larves aux yeux rouges.
La loi, bien sûr, enjoignait aux sujets de la reine Tadda de respecter à tout prix la vie humaine. Mais, dans de tels cas, les Liisiens ne s’embarrassaient guère de mansuétude. Les Ombres Vivantes leur faisaient horreur et ceux dont la mission était d’amener de nouvelles victimes dans le monde souterrain se souciaient peu de les ménager, et se protégeaient avant tout de leurs attaques.
Le groupe des Terriens, bousculant un peu la horde des larves à laquelle s’étaient joints quelques condamnés, s’isola dans une caverne voisine du casernement, et qui lui servait depuis la descente aux enfers de quartier général.
Râx, par son attitude menaçante, intimidait fortement les hôtes de ce lieu maudit, qui reculèrent et laissèrent les nouveaux venus aux mains des êtres normaux jetés parmi eux.
Aidé des jeunes femmes, plus délicates, plus expertes, le docteur Waran examina Ho-San.
Ils faisaient cercle autour du praticien et de ses infirmières improvisées. Tous étaient consternés, horrifiés, en contemplant l’aspect de ces chairs d’un gris blanc translucide, triste caricature du jeune homme que tous estimaient à bord de l’Océan Céleste.
La plaie, au flanc, était très profonde et un sang, décoloré comme tout ce qui constituait biologiquement Ho-San, avait coulé abondamment.
On le soigna, on le pansa. Chaque combinaison comportait une minuscule pharmacie. Waran eut ce qu’il fallait pour donner ses soins, mais il hochait la tête avec tristesse.
– Il est perdu, murmura-t-il, à l’oreille de Coqdor.
Sturm, lui, semblait abruti. On ne savait vraiment s’il réalisait l’atroce vérité. Ses camarades lui parlaient mais il ne paraissait ni les entendre, ni les reconnaître. Waran estimait qu’il faillait sans doute un certain laps de temps aux victimes du Multiplicateur pour retrouver un peu l’esprit.
– Quand je pense, dit Coqdor, qu’il y a… là-haut, trois ou quatre ou cinq Ho-San et autant de Sturm… Des corps fabriqués, des robots sans âmes ! Quelle aventure !…
Fkaan avait paru frappé par l’état de Ho-San Ombre Vivante.
Il avait reconnu tout de suite le chevalier Coqdor comme le chef de ces Terriens, qu’il accompagnait par amour pour ces Terriennes compatissantes envers son hideux physique.
– Chevalier… Il va mourir… ?
– Hélas ! je le sais bien, Fkaan.
– Alors, écoutez-moi… Il va aller…, comme les autres…
Coqdor fronça le sourcil.
– Que voulez-vous dire, Fkaan ? Vers le cimetière inconnu ? Mais Ho-San est un Terrien, pas un Liisien. En admettant qu’un mystérieux instinct puisse guider vos coplanétriotes réduits à l’état d’Ombres Vivantes vers ce lieu funèbre, je ne pense pas que notre cher Ho-San…
Le gnome secoua la tête.
– Croyez-moi, Chevalier. Votre médecin est formel : il est condamné à mourir bientôt. Je sais que la blessure est grave, qu’il a perdu beaucoup de sang et, de plus, l’état dans lequel il est, au sortir du Multiplicateur, n’arrange pas les choses. Il y a, après l’expérience, une période de déficience, d’adaptation à la vie souterraine, qui emmène les Ombres très loin… mais il faut passer un certain cap, et Ho-San ne le passera certainement pas.
Coqdor regarda le monstrueux petit bonhomme.
– Fkaan… quel est le fond de votre pensée ?
Le gnome eut un sourire affreux, indéfinissable.
– On dit, Chevalier, que vous lisez dans les cerveaux…
– On le dit, Fkaan. Je suppose que vous imaginez que Ho-San, dans l’état de faiblesse où il est, va se lever, se mettre en marche, et se traîner jusqu’au lieu des sépultures mystérieuses… Je n’ai pas besoin de me mettre en transes pour deviner cela. Mais il y a autre chose…
Fkaan lui fit signe de se pencher vers lui.
– Oui, Chevalier. Ne vous donnez pas la peine de lire en moi. Je vais vous le dire…
Coqdor, un instant, écouta Fkaan et ses yeux verts étincelaient au fur et à mesure que le gnome chuchotait.
– Est-ce vrai ? demanda-t-il, tenant le petit personnage sous le feu de son regard d’émeraude.
– C’est ce qui a toujours été affirmé. Je pense que c’est la vérité. Peut-être vous est-il loisible, médiumniquement, de vérifier… Mais je vous préviens… C’est sans doute loin, très loin. Il faudra se débarrasser des Ombres Vivantes, marcher longuement, derrière le guide… et puis…
La main solide et ferme du chevalier de la Terre emprisonna celle de Fkaan.
– Merci. Si Ho-San réagit comme vous le croyez, moi j’agirai.
CHAPITRE XII
Ce n’étaient pas les sujets d’amertume qui manquaient aux exilés souterrains, depuis que les uns ou les autres, ils avaient quitté l’Océan Céleste pour se retrouver au royaume des Ombres Vivantes.
Toutefois ce qui était, comme le disait Sambor, la pilule la plus dure à avaler, c’était leur conviction de la trahison du capitaine spatial.
Les témoignages de Ramona et de Mandra, appuyées par Fkaan, étaient formels. Celui qui avait charge de leurs âmes les avait indignement vendus, par veulerie, par intérêt personnel.
Ils n’en étaient pas moins résolus, les hommes comme les femmes, à tenter « la belle ».
Et le chevalier, qui interrogeait longuement le gnome — il fallait profiter de son attitude — encourageait tous ses compagnons, sans leur dissimuler que les modalités d’une évasion ne seraient pas dénuées de difficultés exceptionnelles.
Mais tous et toutes étaient formels : on risquerait n’importe quoi, plutôt que de se savoir condamnés à vivre éternellement dans les abîmes de la planète Liis.
Sans compter (mais cela Coqdor ne le disait à personne) que Volg et ses technocrates, rassurés sur l’impossibilité de fuite des Terriens, pouvaient aller jusqu’à penser, et Rexugues ne s’y opposerait pas, qu’ils étaient capables de constituer un appréciable matériel pour le Multiplicateur, et qu’il n’y aurait qu’à venir les chercher, le cas échéant.
Des tours-cadran et des tours-cadran passaient.
Les radios personnelles n’« accrochaient » plus rien. Aucun contact avec l’astronef et le lieutenant Tomi, ni avec l’extérieur.
On avait même tenté d’entrer en contact ondionique avec Rexugues lui-même, mais sans résultat. Coqdor avait pensé essayer de lui parler sans préciser qu’on connaissait la vérité sur son comportement. Une fois de plus, après quelques heures de repos et un repas léger, le chevalier, qui aimait à s’isoler, se promenait à travers les cavernes proches du casernement souterrain, en compagnie du seul Râx, qui voletait de roc en roc et, parfois, prenait son essor vers les voûtes de quelque gigantesque caverne, percée de galeries donnant sur les infranchissables carrefours du labyrinthe.
Des cascades grondaient çà et là, les eaux passant, vives et gaies, contrastant avec l’immensité minérale que le système éclairant des Liisiens mettait en valeur, faiblement, mais avec une intensité à laquelle l’œil humain s’accoutumait rapidement.
Coqdor rêvait en regardant ces eaux vagabondes. Elles naissaient de sources souterraines, mais devaient jaillir quelque part en surface, sinon se perdre dans d’autres abîmes, plus effrayants encore.
– Si on pouvait suivre un cours d’eau… pensait-il.
Râx siffla légèrement. Le chevalier aux yeux verts, qui s’était assis sur un rocher, tourna la tête et entendit des rires, des voix.
Sans doute était-ce quelqu’un de ses compagnons. Il se leva, s’avança tranquillement, sachant qu’en général les Ombres Vivantes stagnaient dans les mêmes coins, depuis des années, renonçant à parcourir ces grottes qui ne menaient nulle part.
Il eut un léger sursaut, se jugeant indiscret, en apercevant les formes élégantes de Mandra, nue, ses beaux cheveux noirs ruisselant sur ses épaules rondes, qui riait et sautait autour d’une véritable montagne de chair. Ken, dans le plus simple appareil lui aussi et sur qui la jeune femme s’amusait à jeter de l’eau.
Il riait, de son rire formidable, tout en se frictionnant la toison à deux mains, et l’homme aux yeux verts sourit, à la fois à la beauté saine et quasi classique de Mandra, aux muscles puissants, mais sans lourdeur, du grand Roc.
Il se serait retiré, si Râx, en batifolant, n’était venu voltiger au-dessus du couple.
Mandra et Ken, voyant le pstôr, l’appelèrent, aperçurent Coqdor et lui souhaitèrent la bienvenue.
Il y avait beau temps que les pudibonderies permettaient aux deux sexes de n’avoir plus honte de la nature, et Mandra démasquait ses jolies dents en saluant le chevalier, leur chef.
– L’eau est fraîche, Chevalier… Heureusement qu’on a ça…
– Oui, beauté. Et ça, donc…
La large main de Ken saisissait Mandra sous les cuisses et l’enlevait comme une plume.
Ainsi, nu, debout dans le torrent qui bouillonnait autour de ses jambes solides et bien galbées, étreignant ce corps délicat mais ferme qu’était celui de Mandra, dressé comme un rocher de vie, le colosse parut , impressionnant, avec cette sûreté qui se dégageait de son être simple, sans complexité et sans bassesse.
Il riait, de son grand rire de gorge, heureux du contact de Mandra.
Coqdor les salua de la main, avant de s’éloigner, pour les laisser s’ébattre à l’aise.
Il siffla Râx et repartit, songeant avec un peu d’ironie que Ramona eût certainement fait des réserves sur cette idylle cavernicole, en rappelant les galanteries quelque peu dispersées de Ken.
Et autre chose passa en lui, alors qu’il évoquait la nature généreuse, la vitalité du colosse.
Il se retourna, le regarda, marchant maintenant avec Mandra sur ses épaules, formidable dans la bizarre clarté qui éveillait dans les eaux tumultueuses de sombres joyaux qui sertissaient sa chair.
– Ah ! si j’en avais seulement une demi-douzaine comme lui, je pourrais conquérir cette damnée planète, mettre les Liisiens à la raison, et…
Il s’interrompit, conscient de l’audace de sa pensée.
– Quelques-uns.., Oui… ce serait possible… Mais, Dieu du cosmos, soumettre un gars aussi propre, aussi sain que Ken, à cela… quel crime abominable !…
Et pourtant pendant quelques heures, l’idée, en lui, faisait son chemin.
Il pensait à un certain détail que Fkaan lui avait révélé, en ce qui concernait le Multiplicateur.
– Mais est-ce vrai ? Est-ce que cela peut fonctionner… et réussir ? De toute façon, c’est risqué, très risqué… Aurais-je le droit ?
Ce fut un tour-cadran après, environ, que le chevalier, qui bavardait avec Sambor, Ysiane et Ramona, entendit les chants des larves aux yeux rouges qui recommençaient.
Ken, justement, arrivait, tenant Mandra par la main, et c’était divertissant de la voir, semblant toute menue, et conduisant le géant.
Il ronchonna :
– Il y avait un moment qu’on ne les entendait plus… ça recommence !
Ils virent accourir le cosmatelot Hart.
– Que se passe-t-il ?
– Le docteur Waran vous fait savoir que Ho-San est mourant…
Ils se levèrent tous, pour se rendre dans la cellule où on avait étendu le pauvre garçon, que Waran ne quittait guère, les cosmatelots se relayant auprès de lui, tour de garde dont les trois femmes avaient exigé d’avoir leur part.
Ils rencontrèrent Fkaan, qui fit un signe léger au chevalier.
L’homme aux yeux verts se pencha vers le gnome.
– Alors, Fkaan ?…
– Ho-San se sent mourir… Et les Ombres Vivantes le savent. Leur chant… écoutez-les… c’est sa mort qu’ils saluent…
C’était vrai. Les accents de la mélopée étaient plus funèbres que jamais et un grand frisson mortel semblait passer à travers le dédale souterrain.
– Chevalier… ça va être le moment… quand Ho-San se lèvera, si le docteur ou les autres croient au délire du mourant, s’il veut s’en aller, intervenez… et dites-leur de le laisser faire…
Le chevalier de la Terre acquiesça silencieusement.
Une dernière chance, peut-être…
Il alla, lui aussi, vers la cellule-infirmerie. Râx sautillait auprès de lui, mais en silence, comme si l’instinct toujours en éveil du pstôr l’avertissait de la gravité de l’heure.
En s’approchant, Coqdor frémit. Un certain mouvement se produisait parmi le groupe des cosmatelots.
Ysiane, un peu à l’extérieur, semblait effarée.
– Chevalier… Ho-San est très mal… Mais il vient de se redresser et il veut s’en aller… On dirait un fantôme, c’est horrible…
– Du calme, ma petite Ysiane…
Mais il voyait, avec une certaine anxiété, les larves aux yeux rouges qui commençaient à envahir les couloirs environnants.
Marchant les mains en avant selon leur habitude, avec leurs pas mal assurés, ces êtres aux faciès décolorés, creusés, où les yeux ouvraient leurs charbons ardents, paraissaient à la fois fragiles et menaçants.
Parmi eux il y avait, mais Coqdor ne les connaissait pas, Yaïn et Kiwan, et combien d’autres Originaux dont les multiples devaient à présent être les sujets synthétiques de la reine Tadda.
Et aussi des condamnés des deux sexes, à l’aspect moins inhumain certes, mais tous avec des regards égarés de déments.
Coqdor écarta ses compagnons. Il frissonna en voyant Ho-San, ou ce qui en restait, debout, et qui repoussait, de ses pauvres mains sans couleurs, Waran et Ramona qui l’assistaient.
Ho-San disait des mots qu’on ne comprenait pas, mais qui faisaient peur.
Et le chant des Ombres Vivantes s’élevait, plus puissant que jamais, chant de mort destiné à saluer celui qui allait se diriger vers le cimetière du grand mystère de Liis.
Coqdor, à voix basse mais nette, prononça :
– Laissez-le partir. Le sort en est jeté. Nous n’avons plus à hésiter.
Tous, ils savaient ce que cela signifiait, mais cela les bouleversait, les affligeait, les choquait presque, l’étrange départ de ce moribond qui avait été un des leurs.
Pourtant, à l’ordre du chevalier de la Terre, ils s’écartèrent…
Râx siffla, sur un mode tellement lugubre et douloureux qu’ils sentirent, les uns et les autres, leur chair qui se hérissait.
Et Ho-San se mit en marche.
Un spectre vivant, il l’évoquait plus que jamais. On se demandait comment il pouvait encore tenir debout, mais c’était un fait, il avançait…
Coqdor, d’un regard, embrassa le groupe de ses compagnons.
Il fut satisfait. Tous étaient équipés de pied en cap. Tous avaient accepté la possibilité de la fantastique évasion. Ils avaient endossé les combinaisons, assuré les ceintures-arsenaux, gardaient sous la main les armes et les torches atomiques. Ils étaient prêts, hommes et femmes, et même Lipari et Törner s’étaient chargés des costumes hlfz qui avaient permis à Ramona, à Mandra et à Fkaan d’arriver jusque-là.
Les Ombres Vivantes saluaient d’harmonies sinistres le départ de celui qu’ils considéraient comme un de leur bord et qui, en réalité, était bien cela.
Coqdor fit un signe au docteur Waran, qui partit le premier, derrière le mort en sursis, lequel marchait quand même.
Les rangs des larves aux yeux rouges s’écartaient et, vers l’extrémité du couloir, ils faisaient une double haie, chantant interminablement, alors que Ho-San passait et allait vers la première caverne, la plus proche du casernement.
Waran marchait, lentement, suivant Ho-San. Il était prêt à tout.
Sambor, Hart, Fkaan, Warner, Törner et Lipari lui emboîtaient le pas, encadrant les trois jeunes femmes. Ils semblaient, les uns et les autres, accompagner le pauvre Ho-San, comme sans se presser, comme pour aller seulement à l’orée de la caverne, pour ne pas éveiller la méfiance des Ombres Vivantes, plongées dans leur chanson de mort.
Coqdor, le pstôr et le gigantesque Ken fermaient la marche.
Tout alla bien, si l’on peut dire, jusqu’à ce que le mort vivant s’engageât dans les souterrains naturels, hors de la partie conditionnée par les Liisiens.
On marchait depuis quelques instants au bord d’un ruisseau bouillonnant, parmi les stalactites et les stalagmites géantes, les rochers déchiquetés, les crevasses et les anfractuosités, quand une sorte de remous se manifesta parmi les larves.
Le chant devenait heurté et de vagues cris perçaient. Les rangs de leur hideuse foule ondulaient.
Coqdor, les yeux mi-clos, marchait comme dans un cauchemar, se mettant en contact psychique avec le potentiel métabolique émanant de cette harde effrayante.
– Ils vont vouloir nous interdire d’aller de l’avant… Pour eux, suivre un mourant qui va au champ de repos, c’est un sacrilège… Ils vont nous attaquer… Tu es prêt, Ken ?
Près de lui, le colosse se redressa et bomba la poitrine, ce qui donnait un résultat absolument stupéfiant.
– Le Roc est à vos ordres, Chevalier…
– Et tu sais, les poings seulement. Il ne faut pas tirer…
– Pas besoin de ça, Chef…
Râx voletait autour d’eux, mais semblait inquiet.
Lui aussi sentait l’atmosphère humaine s’alourdir et, comme à l’accoutumée, il était prêt à défendre son maître.
Ho-San avançait, titubant, chancelant, trébuchant, repartant, et c’était quelque chose d’atroce que la vision de ce cadavre ambulant, en marche vers un cimetière fantastique et inconnu.
Les cosmatelots et les jeunes femmes, silencieux, la gorge serrée, hallucinés par ce guide fantôme, redoutant les réactions des Ombres Vivantes, s’alignaient sur la berge du torrent, attendant le choc.
Coqdor entendait Ken qui, en bon lutteur, réglait sa respiration et devait intimement sonder ses muscles.
Et, soudain, ce fut l’assaut, dans une sorte de grand cri déchirant et funèbre, poussé à la fois par toutes les Ombres Vivantes.
Le chevalier guettait, parmi leurs rangs, un d’entre eux, ayant prévu ce qui devrait se passer, et ce qu’il convenait de faire.
Le Roc, méritant plus que jamais son nom, s’était brusquement retourné et, seul, bien campé, arc-bouté sur ses jambes légèrement pliées, le torse ouvert, les bras levés, les poings serrés, il attendait…
Dix, vingt, cent Ombres Vivantes se ruèrent.
Et Ken entra en action.
Mandra grelottait et vibrait de joie à la fois, en le voyant.
Les autres cosmatelots, selon une formation réglée d’avance par Coqdor, renonçaient provisoirement à suivre Ho-San pour faire face, venir apporter leur soutien à l’arrière-garde.
Ce pouvait être utile, mais, déjà, les trois éléments majeurs entraient en action.
Coqdor frappait, avec une sorte de répulsion, ces corps gélatineux, ces faces blanchâtres, ces têtes chenues, ces corps ravagés. Râx, en proie à une violente fureur, griffait, mordait, cognait de ses ailes puissantes, renversant les Ombres par douzaines, saignantes de ce sang incolore qui provoquait, à la vue, une abominable sensation de dégoût.
Et Ken, plus que jamais, méritait son surnom. Le Roc.
Roc de chair et d’os, force naturelle, vivante catapulte, il frappait sans colère, mais avec une précision, une sûreté, une sorte de méthode d’instinct, qui précipitait les malheureux par grappes sur le sol tourmenté de la caverne.
Les cosmatelots arrivaient, entraient en action à leur tour, et devant une telle attitude, malgré leur indignation, les Ombres Vivantes durent bien reculer.
Coqdor se battait, cherchant quelqu’un. Près de lui, le Roc défonçait littéralement des rangées de larves aux yeux rouges, les précipitant les unes contre les autres, les écartant du bras ou de la jambe, en soulevant une ou deux çà et là pour les jeter par-dessus les autres.
On eût dit un combat de fantômes contre un dieu bien vivant. Et Ken était vraiment cela, et ce n’était pas Mandra qui en était la moins convaincue, parmi les cosmonautes.
Coqdor cria soudain :
– Le voilà…
Il avait reconnu Sturm. Sturm Ombre Vivante, à peu près inconscient et qui suivait mécaniquement le mouvement des larves.
Il fonça vers lui, alors que les spectres vivants faiblissaient, tandis que Râx leur faisait très peur, attaquant selon son habitude en piqué, frappant, s’envolant et repiquant encore.
Le Roc le devança, atteignit Sturm, le saisit d’une main tandis que, de l’autre, il renversait trois ou quatre des malheureux à la fois.
– À nous, Ken ! cria Ramona.
Il avait été convenu que les femmes se chargeraient de l’Austro-Terrien qu’on voulait sauver à tout prix.
D’ailleurs, à son sujet, Coqdor avait un certain projet, conçu à la suite des révélations de Fkaan.
Et quand les Ombres Vivantes refluèrent, quand Coqdor, le Roc et leurs compagnons furent maîtres du terrain, un grand chant déchirant s’éleva, dans l’univers cavernicole, qui torturait ceux qui l’entendaient.
– En route, en route ! criait Coqdor.
Le Roc repartit et son grand rire sonna, dissonance formidable avec la mélopée mortelle.
Mandra se jeta dans ses bras, puis rejoignit Ramona et Ysiane, qui soutenaient Sturm.
Ils repartirent, derrière leur guide spectral, qui se perdait dans le dédale infini des grottes…
CHAPITRE XIII
Ils avançaient maintenant en silence, figés moralement par une épouvante latente, qui les prenait à la gorge et, instinctivement, ils n’osaient parler. Ils marchaient avec précautions, évitant d’éveiller les échos de cette nouvelle caverne, fort étendue semblait-il, mais assez basse de voûte, et dont les profondeurs, mal éclairées par l’incompréhensible procédé liisien, ne pouvaient être sondées du regard.
Jusqu’à Râx qui se traînait près de son maître, sans émettre de sifflements, sans gambades, l’œil terne, la langue pendante.
Ils avaient connu des gouffres et des gouffres, franchi des précipices si sombres qu’on n’osait à peine y jeter un regard.
Ils avaient longé, toujours à la suite du spectre Ho-San, des corniches escarpées, glissé au long de chemins tortueux et caillouteux, escaladé des collines hérissées de stalagmites, franchi des cols étranglés, descendu dans des cratères qui semblaient muettement vouloir les absorber en leur tragique immobilité.
Petit à petit, au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la partie des abîmes aménagée pour les déportés, il n’y avait plus de chemins bétonnés, plus de passerelles de métal, plus aucun ouvrage d’art pour s’aventurer au-dessus des gouffres.
Il fallait progresser avec la nature brute, impérieuse et grandiose, sur laquelle flottait cette sorte de nébulosité lumineuse, vague, mais tout de même efficace, que les technocrates avaient su utiliser pour arracher les souterrains aux ténèbres absolues.
Dans tout cela, ils avaient été frappés par la sûreté avec laquelle le pauvre Ho-San, aux limites de la vie et de la mort, pouvait encore avancer et surtout s’orienter à travers un pareil labyrinthe, dont les innombrables grottes expliquaient aisément que nul n’avait jamais pu s’évader, en admettant qu’il eût pu échapper aux larves aux yeux rouges.
Ils avaient été anxieux, très impressionnés, ils s’étaient heurtés, meurtris, blessés parfois sur ces routes rocailleuses mais, en vérité, ils n’avaient pas eu peur, aucun monstre, aucun dragon ne semblant hanter les abîmes.
Il suffisait des Ombres Vivantes, avait dit Sambor, résumant l’impression générale.
À présent, c’était autre chose. Törner, un des premiers, avait eu le choc, montrant à ses compagnons une silhouette accotée à un flanc rocheux incliné.
L’être paraissait se reposer là, comme après une longue marche.
En s’approchant, on avait constaté qu’il était mort, déjà squelettique, quasi décharné. Mais quel squelette découvrait-on, sinon celui qui avait appartenu à une Ombre Vivante, à une victime du Multiplicateur.
Horrifiés et silencieux, Coqdor et les cosmonautes avaient contemplé le vestige humain.
Vraisemblablement, ce malheureux s’était-il mis en route vers le champ de repos, mais la mort l’avait frappé avant d’arriver.
Ho-San avançait toujours devant eux.
Coqdor avait élevé la voix :
– Sans doute est-ce la bonne direction… Nous ne devons pas être éloignés du cimetière… Et si Fkaan a raison, au-delà de cette zone que nul n’a jamais franchie, une galerie mène vers une issue. Une issue gardée évidemment depuis toujours. Mais comme il n’y a jamais eu la moindre alarme, les gardes liisiens doivent y somnoler à longueur de journée… Il n’y a qu’un obstacle, je vous l’ai déjà dit : l’œil électrique… Mais c’est notre seule chance.
Et tous approuvaient, résolus à en finir, à sortir des abîmes.
Pourtant, le chevalier était inquiet. D’après Fkaan, toujours, nul n’osait traverser le cimetière, en raison de son aspect épouvantable. Les Liisiens le connaissaient, évidemment. Du moins, quelques technocrates. Mais eux-mêmes ne s’y risquaient pas, ce qui avait contribué à tisser la légende du champ de repos des Ombres Vivantes, renforcée par le fait réel de l’instinct des cavernicoles mourants, qui s’y rendaient pour expirer.
Et, en effet, peu après la découverte du corps isolé, qu’on n’avait pas regardé de trop près tant il semblait effrayant, on déboucha tout à coup dans la caverne basse.
Ho-San faisait quelques pas, titubant plus que jamais.
Effarés, ils le virent chanceler, tomber sur les genoux, se traîner, puis s’immobiliser soudain SANS TOMBER TOUT À FAIT.
Et les autres, par dizaines et par dizaines, étaient là, morts comme lui, les uns au sol, les autres à demi effondrés, certains encore debout.
Et dans ces attitudes diversement tourmentées, les Ombres Mortes attendaient éternellement ceux qui venaient les rejoindre.
Que se passait-il ? Coqdor et le docteur Waran supposèrent que l’atmosphère très particulière de la caverne figeait les corps au moment où les quittait la dernière étincelle de vie.
Les pauvres gens étaient saisis spontanément dans un composé de gaz de nature exceptionnelle, qui devaient favoriser une solidification spontanée du squelette par rigidité cadavérique. Si bien que tous ces corps, qui avaient été les déportés de Liis, demeuraient ainsi, englués petit à petit dans une sorte d’humidité pétrifiante, leur donnant, sur leurs chairs rongées, leurs membres tordus, leurs épidémies maladifs, cette pellicule aqueuse et grasse qui les conservait indéfiniment, quelle que soit l’attitude dans laquelle la mort les avait surpris.
Et leurs faces paraissaient encore regarder ceux qui arrivaient.
Les yeux qui avaient été rouges restaient affreux, momifiés au fond d’orbites qui devaient garder encore l’organe ratatiné. Les cheveux et les ongles continuaient à pousser un certain temps, ajoutant à l’horreur de l’aspect général.
Sous le plafond rocheux et bas, avec la clarté fantomale, c’était une vision dantesque, ignorée de tous ces cosmatelots bourlingueurs des planètes galactiques.
Ils n’osaient plus avancer. Ils sentaient ces formes qui avaient été humaines autour d’eux. L’armée des morts leur barrait le passage.
Les trois femmes claquaient des dents et les hommes n’étaient nullement plus courageux.
Râx, le fidèle et puissant Râx, saisi d’horreur, lui aussi, se blottissait contre les flancs du chevalier Coqdor.
« Il faut réagir, pensait le maître du pstôr. Franchir ce cap… Mais comment ? Ils ont tous peur. Et j’ai peur. Je comprends que le cimetière est le meilleur rempart contre les évasions… en admettant que d’autres que nous l’aient jamais atteint autrement que pour y mourir… »
Il frissonna en évoquant cela.
Son commando allait-il bêtement finir ainsi, périr d’horreur après s’être évadé des griffes des Ombres Vivantes ? Les Liisiens avaient bien raison de dire que nul ne pouvait sortir des abîmes.
Alors, il se produisit quelque chose de très simple.
Ysiane tremblait dans les bras de Sambor et Ramona était entre le docteur Waran et le chevalier qui lui tenaient chacun une main, pour la réconforter dans cette sorte de musée fantastique où on conservait la mort.
Le Roc, lui, fronçant le sourcil, faisait la moue devant tant d’horreur, tout en enlaçant Mandra d’un bras puissant.
Le chevalier prononça :
– Je vous demande à tous de faire un effort. Ce n’est que spectaculaire… Mais, en fait… Que risquons-nous ?
Le médecin prononça, entre ses dents :
– L’aliénation… deux heures dans cet enfer muet et personne d’entre nous ne pourra répondre de sa raison, de son équilibre…
Nul ne l’entendit, parmi le groupe. Il n’avait parlé que pour le chevalier et pour Ramona.
Mandra, elle, se mit à crier :
– Au secours, Ken !… Emmène-moi !… Retournons !… Ils me regardent !… Ils me regardent !… Ils vont me prendre !… Sauve-moi, Ken, sauve-moi !…
Elle pleurait convulsivement. Coqdor sentit un flottement parmi les cosmonautes, rappelant fâcheusement la névrose qui les avait saisis dans la forêt invisible et où ils avaient perdu la tête.
Ici, la claustrophobie ajoutait encore un élément perturbateur et il fallait convenir que traverser cet univers de morts debout, accroupis ou à demi soulevés encore qu’au sol, exigeait une dose d’un courage exceptionnel.
Mais ce fut la désespérance un peu puérile de Mandra qui dynamisa le Roc.
Il hurla soudain :
– Peur ? Nous avons peur ? Des hommes… Est-ce que vous êtes des hommes ? Des mâles ? Ou quoi ?… Et toi, ma belle oiselle, tu vas voir si le Roc est un Roc et si le Roc est un homme… La mort, je m’en fous et je la défie,.. Allez… viens !…
Elle hurla quand il l’enleva dans ses bras, mais il tenait bon alors qu’elle se débattait et il s’était déjà mis en marche.
Il avançait.
Il avançait parmi les morts immobiles et réprobateurs, serrant cette femme que, d’une main experte et indiscrète, il caressait au vu et au su de tous, soudain vitalisé par ce contact charnel, enivré du frisson voluptueux qu’il créait volontairement pour s’arracher à sa faiblesse, à l’intrusion fantôme qu’il neutralisait par un déchaînement de franche et glorieuse sensualité.
Il marchait et Coqdor l’admirait, et tous, subjugués, s’étaient mis en marche à sa suite, même Râx qui avait salué cette réaction d’un sifflement joyeux, contrastant extraordinairement sous la voûte écrasante, laquelle évoquait une gigantesque pierre tombale qui tentait d’engloutir autant ces vivants sacrilèges que tous ces morts dont elle avait la charge.
Et le chevalier sentait un sourire lui remonter aux lèvres, heureux dans ce sépulcre de découvrir la pérennité triomphante de la vie, parce qu’elle s’exhalait en un exemple éternel : celui de l’homme fort qui réagit, lutte et vainc uniquement pour sauver, rassurer et conquérir celle qu’il tient entre ses bras.
Au fur et à mesure que le colosse marchait, Mandra se calmait et on l’entendait tout juste un peu renifler. Elle avait jeté les bras autour du cou puissant de Ken, laissant sa tête contre la formidable épaule, saisie par l’aura vitale qui émanait de sa chair d’athlète à travers la combinaison spatiale.
« L’homme… toujours l’homme, pensait Coqdor. Il vit et il va, et il brave le néant et la mort, et il exhale sa force éternelle. Parce qu’il n’est pas un robot, une mécanique qui se serait arrêtée d’elle-même, ni une créature inférieure et stupide incapable d’être la plus forte. Il est ce qu’il dit lui-même, quand il se retrouve d’un monde en l’autre : un gars solide qui désire, qui aime, qui rit et qui repart toujours plus avant. Il est le centre du cosmos, il est le Galaxien… »
Ils marchaient tous, entraînés par l’exemple vigoureux de Roc, et ils traversaient les rangées de morts figés, les momies menaçantes ou étonnées, les spectres immobiles et projetés à jamais en un geste suprême interminablement inachevé comme dans un temps suspendu.
Ils passèrent à travers l’immense caverne, sans savoir combien cela put durer. Ils se taisaient. Ils marchaient. Ils dominaient leur peur parce qu’un homme avait voulu ne pas avoir peur et ne pas flancher devant la femme qu’il emportait.
Fkaan avait raison. Au loin, au fond de la caverne, à l’extrémité de la grande voûte accablante, on distinguait une sorte d’échappée qui, logiquement, devait s’ouvrir vers quelque cheminée naturelle conduisant au sol de la planète.
Ils y parvinrent, derrière le Roc. Et là, on tint conseil.
Fkaan ne connaissait pas les lieux, mais assurait que les yeux électriques donneraient l’alerte de toute façon à un moment donné, même s’il n’y avait pas de service de garde.
Maintenant, on avait bravé les morts et tous étaient prêts à braver les Liisiens.
On s’engagea dans la cheminée, qui existait vraiment, avec des aspérités permettant l’escalade. Très haut, on voyait un peu de ciel, ce devait être le grand jour.
Ils atteignirent, avec précaution, les lèvres de la crevasse d’où ils allaient surgir.
Une vibration étrange se produisit et une pluie de projectiles lumineux s’abattit, étincelant curieusement sous les trois soleils.
Fkaan avait été blessé. Le pauvre Sturm partiellement désintégré.
Warner et Hart étaient morts, aussi frappés par l’étrange tir liisien.
Mais on avait repéré une sorte de petite casemate, le poste de garde de l’issue des abîmes. Devant ladite casemate, on reconnaissait un œuf immense, un véhicule hlfz. Le salut, si on parvenait à s’en emparer.
Ils ne tergiversèrent plus. Brandissant leurs pistolets à inframauve qu’ils avaient conservés à travers l’aventure, ils attaquèrent…
CHAPITRE XIV
Le hlfz filait sous les trois soleils.
Coqdor et les cosmonautes vivaient maintenant dans une sorte de vertige.
Les événements s’étaient précipités et, ainsi que l’avait si justement fait remarquer Ramona, toujours impétueuse mais toujours logique, ils étaient grisés d’air, de ciel, de liberté et de lumière.
Après les tours-cadran sinistres des abîmes, après l’horreur de la traversée du cimetière, finalement réussie grâce à la vaillance et au sens vital de Roc, les aventuriers s’étaient senti des ailes, malgré les pertes cruelles de Warner et de Hart, et aussi de Sturm, décidément voué à finir sur cette planète de malheur, comme disait le puissant Ken.
Investir la casemate n’avait été qu’un jeu pour eux.
Le bombardement luminique avait été, ainsi qu’on le pressentait provoqué par le déclenchement d’un système de protection obéissant à l’œil électrique installé pour surveiller cette issue des abîmes.
Ensuite, ils s’étaient précipités vers le petit poste où trois gardes seulement assuraient une permanence, inutile depuis tant de temps que nul ne se préoccupait jamais de voir quiconque sortir du gouffre.
Réduits à l’impuissance, ils avaient été abandonnés dans la casemate et les rescapés, Coqdor, les trois jeunes femmes, Ken, le docteur Waran, Törner, Lipari et Sambor s’étaient élancés vers le hlfz.
Fkaan les suivait toujours. Il était mal en point, encore que Waran eût pansé sa blessure. Un désintégrateur luminique lui avait emporté la moitié du bras gauche. Il vivait, malgré l’hémorragie, mais était sérieusement atteint.
Du moins, comme un chien fidèle, voulait-il servir jusqu’au bout celles qui avaient souri à sa misère, contrairement à ses coplanétriotes des deux sexes.
Mais la télé de la casemate leur avait apporté une révélation qui les avait frappés de stupeur et avait jeté quelque froid sur leur enthousiasme d’avoir survécu à l’effrayante aventure souterraine.
Les gardes regardaient paisiblement les actualités lorsque l’œil électrique avait tout mis en branle et l’écran demeurait en état de fonctionnement.
Et les femmes, toujours curieuses, jetant un coup d’œil à ce qui se passait sur Liis avaient assisté, foudroyées, à l’envol d’un astronef qu’elles ne connaissaient que trop bien : le leur.
La speakerine s’exprimant en langue liisienne, elles ne pouvaient comprendre, mais on avait vivement apporté le blessé pour lui demander de traduire.
Fkaan, assez faible, mais courageux, avait alors expliqué :
– La reine et les Liisiens saluent les hommes de la Terre avec lesquels ils ont fait alliance, déplorent des morts dans leurs rangs en raison du malheur d’un commando englouti par les abîmes, et remercient particulièrement le commandant Rexugues de sa coopération.
Rexugues…
Rexugues le traître…
Hé oui ! il fallait se rendre à l’évidence. D’ailleurs, l’émission se poursuivait par une projection glanée ondioniquement à bord même du vaisseau spatial.
Coqdor et les siens purent voir le capitaine spatial, aux côtés du lieutenant Tomi. Il reprenait la direction de l’Océan Céleste, lequel, après cette escale imprévue, repartait pour accomplir sa mission dans les parages de l’étoile géante Arcturus, Athi pour les Liisiens.
Pendant un moment, ils s’étaient tous sentis accablés et leur bel élan avait quelque peu faibli.
Le chevalier avait réagi, expliquant que le félon, de toute façon, finirait par trouver le châtiment, en toute justice. Quant à eux, ils n’avaient plus qu’une solution : tenter quelque chose contre la cité de Liis, ce qui vaudrait mieux que de s’installer dans les forêts de la planète, pour y vivre en sauvages jusqu’au jour où, sous les trois soleils, ils finiraient bien par retomber aux mains de Volg et de ses sbires.
Et seraient immanquablement tous voués au Multiplicateur.
Le premier plan, le plus simple, qui était de rejoindre l’O.C. et de prévenir Tomi, avait donc échoué, Rexugues ne perdant plus de temps.
Rapidement, Coqdor avait songé à un autre dessein. Infiniment plus risqué, mais la découverte d’armures hlfz, dans la casemate, l’avait incité à tenter une action audacieuse, pour en finir une fois pour toutes.
Des morts, une félonie, la fin abominable d’Ho-San et de Sturm, c’était assez comme ça.
Sans astronef (à moins peut-être de pouvoir utiliser un de ceux qui stagnaient dans les astroports désertés), ils étaient condamnés à vie à rester là. Un bref conseil avait été tenu. Tous étaient d’accord, y compris les trois femmes.
Toujours guidés par Fkaan, ils s’étaient alors emparés du véhicule hlfz et avaient pris le chemin de la cité.
Sans doute la milice de Volg devait-elle être en alerte, le déclenchement de l’alarme à la sortie du gouffre ayant été répercutée par radio. D’autres hlfz bourrés de technocrates et de gardes pouvaient arriver. Il importait donc de faire vite, très vite…
Fkaan préconisa une certaine route, à travers une région boisée.
Le terrain était accidenté, mais le merveilleux engin passait à travers tout, épousant la forme du sol, devenant souvent à peu près invisible.
On avança ainsi plusieurs heures. La nuit venait, cette nuit que Coqdor désirait mettre à profit pour sa folle tentative.
Nul n’ignorait qu’on risquait le tout pour le tout, mais nul ne voulait flancher.
Le Multiplicateur ou la mort. On savait ce que cela signifiait.
Les onze lunes apparaissaient les unes après les autres, après un crépuscule enchanteur, sous les feux colorés et diversifiés des trois soleils.
Le hlfz, passant dans une clairière, fut soudain entouré d’autres hlfz, et des gardes liisiens en bleu et rouge surgirent de toutes parts.
L’attaque fut brève. Coqdor avait prévu cela. Il était, en effet, impensable que, avec leurs moyens techniques de détection, Volg et les siens ne puissent être au courant de leur évasion et de l’investissement du poste de garde.
Les Terriens ne résistèrent pas et parurent se rendre. Ce furent les femmes qui sortirent les premières de l’engin. Elles souriaient. Elles apportaient leur incomparable charme des filles de la planète-patrie et, bien que certaines Liisiennes fussent charmantes (telle la pauvre Yaïn), les indigènes furent éblouis de leur grâce.
Inutile de préciser que Volg avait donné des ordres formels pour qu’on ménageât à tout prix la vie des survivants, destinés au Multiplicateur. Il y avait bien assez de morts comme ça, parmi les Terriens.
Derrière Ramona, Ysiane et Mandra, le docteur Waran, l’aspirant Sambor, les cosmatelots Törner et Lipari apparurent et firent leur soumission.
L’officier qui commandait l’expédition s’étonna de ne trouver personne d’autre. Il n’y avait plus, dans le hlfz, qu’un animal étrange, que les Liisiens n’osaient approcher tant il sifflait de colère. Mais Ramona l’appela et il parut se calmer.
Les Liisiens le regardaient avec curiosité mais il était exclu qu’on jetât le pstôr au Multiplicateur. Le résultat eût été dangereux.
Cependant, interrogés, les Terriens dirent avec accablement qu’ils étaient les seuls survivants et que tous leurs autres camarades avaient péri dans le bombardement luminique de l’issue des abîmes.
Cela ne correspondait pas aux données qui avaient permis la recherche du hlfz dissident et l’arrestation des derniers Terriens. L’officier responsable ordonna qu’on fouillât les alentours et envoya deux autres hlfz avec des gens bien armés jusqu’à la casemate neutralisée, où devaient stagner tristement les trois gardes ligotés, sûrs d’encourir les foudres de leurs supérieurs.
On assura aux trois Terriennes et à leurs compagnons qu’il y avait dans toute cette aventure, un sérieux malentendu, qu’alliance avait été conclue avec le commandant Rexugues et que, de toute façon, jusqu’à son retour, ils seraient les bienvenus à la cité de Liis et les hôtes de la reine Tadda.
Et le cortège repartit vers la ville, avec des prisonniers traités avec égards et qui gardaient une retenue assez singulière pour des gens ayant donné autant de preuves de combativité.
On leur avait posé des questions sur Fkaan, considéré comme un dangereux traître et ils avaient affirmé que, lui aussi, avait été victime du piège disposé à l’issue des abîmes.
Au même moment, sanglés dans les armures hlfz qui leur assuraient à la fois lévitation et invisibilité, trois hommes traversaient les airs et se dirigeaient vers la cité poussiéreuse, plongée dans la nuit.
C’étaient Ken, le Roc, le malheureux Fkaan à bout de forces, mais que le colosse soutenait en vol et le chevalier Bruno Coqdor.
De ses dernières forces, Fkaan allait guider l’homme aux yeux verts et son formidable auxiliaire vers un point précis de la ville, situé un peu à l’écart, au centre d’un des quartiers inhabités et tombant en ruines, de sinistre réputation parmi les Liisiens qui s’en écartaient et le laissaient aux bêtes immondes.
Les malfaiteurs eux-mêmes s’en méfiaient car il y existait un bâtiment gardé jour et nuit, ainsi isolé, et soigneusement entretenu par les technocrates en dépit de l’abandon dans lequel on laissait bien d’autres constructions importantes, faute de personnel et aussi de désir de survivre.
Par les walkies-talkies, Fkaan parlait. Coqdor enregistrait, avec sa prodigieuse mémoire et Ken, à l’esprit plus lent, répétait les mots, cherchant à graver les indications une après l’autre dans son cerveau.
Ils avaient échappé aux recherches, mais nul ne semblait avoir songé à cette évasion par la voie des airs.
La seule interception possible demeurait donc celle des yeux électriques, dont les Liisiens avaient établi un réseau, d’autant mieux entretenu autour de leurs installations importantes que les effectifs pour la garde étaient de plus en plus réduits, la population diminuant à une cadence effrayante.
Coqdor, prévenu par Fkaan, ne se faisait aucune illusion à ce sujet.
Ce ne fut donc pas une surprise lorsque les trois hommes, pratiquement invisibles à l’œil nu, arrivèrent sur un toit en terrasse, à quatre cents mètres du sol, au sommet du vaste bâtiment frangé de feux orange qui constituait leur objectif.
Un tir luminique fut déclenché. Fkaan avait expliqué comment s’y soustraire : effectuer au contact avec le toit un mouvement rampant rapide en s’aplatissant, le tir, relativement rasant, étant calculé pour frapper un homme debout.
Malheureusement pour Fkaan, il était tellement handicapé par sa blessure qui le faisait cruellement souffrir, qu’il ne fut pas assez souple, assez prompt pour réaliser la manœuvre et qu’une tache lumineuse apparut sur lui, annonciatrice des ondes mortelles.
Coqdor et Ken, eux, déjà à plat ventre, virent chanceler le malheureux gnome.
Instinctivement, le chevalier amorça un geste vers lui, pour le secourir, mais, cette fois, ce fut Ken qui fit preuve de présence d’esprit.
D’un mouvement rapide, il tira à lui l’homme aux yeux verts, l’obligea à demeurer plaqué sur la terrasse.
Il était temps. L’air vibrait étrangement et un nouveau train d’ondes de combat passait.
Coqdor ferma les yeux. Ken venait de lui sauver la vie.
Secourir Fkaan n’eût d’ailleurs été d’aucun profit, le monstrueux Liisien, cette fois, était frappé à mort.
Coqdor le fit tomber à ses côtés. Déjà la désintégration commençait.
Une dernière fois, il aperçu le beau regard du pauvre hère, que la mort figeait, mais qui tentait d’exprimer quelque chose.
Fkaan était télépathe et Coqdor, lui, de première force à ce jeu.
Il reçut donc sa suprême pensée, mentalement, et aperçut, dans la main de Fkaan, la seule qui lui restait depuis la sortie des abîmes, une petite boîte noire agrémentée de boutons multicolores.
Tout en demeurant aplati, il la saisit et souffla à Ken :
– Nous attendons un instant. Puis, ainsi qu’il nous l’a dit, nous filons vers cette coupole, à notre gauche. Il y a, à l’intérieur, un ascenseur, entouré d’un escalier en colimaçon. Nous pourrons descendre vers le Multiplicateur…
– Mais, murmura le géant, ne croyez pas que j’aie peur, Chevalier, ils vont rappliquer, les Liisiens. Le bombardement de lumière a donné le signal. Ils savent que nous sommes là…
– Oui. Mais grâce à cela, ils ne nous verront pas.
Il souriait en montrant la boîte. Ken ne comprit pas.
– Viens vite !… On fonce !…
– Mais la porte de la coupole est fermée…
– Viens !… Viens !…
Brusquement, de la boîte noire que Coqdor manipulait, jaillirent des fils luminescents, très minces, qui allèrent frapper la paroi de la coupole.
Ébahi, Ken vit qu’il s’y pratiquait une ouverture, comme découpée spontanément.
Il s’y rua derrière le chevalier. Ils aperçurent alors l’intérieur du bâtiment et l’ascenseur annoncé, qui arrivait en haut, débarquait une dizaine de gardes en rouge et bleu, des hommes assez âgés comme d’habitude, mais armés jusqu’aux dents.
Ken se mettait déjà en position de combat. Le chevalier de la Terre le prit par le bras.
– Chut !… Et viens avec moi. Et ne t’occupe pas d’eux. Ne cherche pas à comprendre. ILS NE NOUS VOIENT PAS.
Effectivement, les Liisiens s’élançaient à travers la terrasse, paraissant très surpris de n’y trouver personne.
Bruno Coqdor ne s’attardait pas. Entraînant Ken, il créait dans la masse même de l’immense bâtiment le couloir inter-murs grâce au truchement de la boîte de Fkaan, pensant bien que ses adversaires étaient à cent années de lumière d’imaginer que les Terriens pouvaient posséder un tel engin, qui n’existait sur la planète qu’en quelques rares exemplaires.
C’est ainsi, pendant qu’on les traquait vainement, que Coqdor et le Roc traversèrent, invisibles, la majeure partie du bâtiment qui abritait la formidable installation du Multiplicateur.
Coqdor avait en tête les suprêmes indications données par Fkaan, et le géant n’eut même pas à les lui rappeler.
Ils arrivèrent ainsi à une salle où plusieurs gardes étaient en armes.
L’alerte était donnée partout et ces hommes, armes fulgurantes en main, s’apprêtaient à quelque choc.
Leur vigilance fut bien inutile. La panique naquit parmi eux en un instant lorsque Coqdor, braquant sur Ken, tout à coup, les ondes émanant de la génératrice, permit à Roc de bondir sur le groupe et de commencer à cogner de ses terribles poings.
Les Liisiens, au nombre de sept ou huit, hurlèrent d’épouvante, agressés ainsi par l’invisible.
Ils se débattirent, se heurtèrent entre eux, arrivèrent à se désintégrer mutuellement en tirant au hasard avec les fulgurants.
Trois disparurent ainsi. Les autres, assommés par le géant, traînaient au sol, inertes, avec leurs armes inutiles.
Ken riait de toutes ses dents, visible pour Coqdor seul.
– Bien, vieux Roc. Aux technocrates, maintenant.
Ils traversèrent d’autres parois, arrivèrent à un bureau où deux hommes, les technocrates Oh-Zad et Suphar, spécialement chargés du Multiplicateur, suivaient par un écran de télé les événements de Liis, l’arrestation des Terriens, les vaines recherches des gardes sur la terrasse, enfin, cette incompréhensible bataille contre un vainqueur échappant aux regards.
Brusquement, Coqdor coupa le contact et il se matérialisa visuellement devant eux, en compagnie de Ken.
Les deux personnages, ni très jeunes ni très courageux, reculèrent, effarés.
Coqdor, froidement, dit qui il était et ce qu’il attendait d’eux.
– En cas de refus, je vous abats, dit-il froidement, braquant sur eux son inframauve qui ne pardonnait pas.
Suant d’angoisse, Oh-Zad et Suphar acquiescèrent à tout ce qu’on voulait.
– Je reste près de vous, dit Coqdor. Vous dirigez l’expérience d’ici ?
– Non. D’une salle voisine où nous la suivons totalement.
– Bien. Vous nous y menez et… pas de traîtrise !
Mais les technocrates étaient subjugués.
Dans la salle de contrôle, ils mirent en marche l’installation fantastique.
Coqdor était pâle et Ken, bravement, souriait.
Fkaan avait confié depuis longtemps au chevalier de la Terre qu’il était vrai qu’on pouvait secourir les victimes de l’engin en le faisant fonctionner À L’ENVERS, à condition de ramener les divers exemplaires vivants engendrés par l’expérience, et aussi l’Original, la larve vivante aux yeux rouges.
L’idée de Coqdor, pour vérifier tout cela, avait été de venir avec le malheureux Sturm, de récupérer si possible ses « enfants », et de lui rendre sa forme première.
Mais Sturm était mort désintégré.
Le test était impossible. Coqdor devait donc essayer le Multiplicateur sans aucune garantie de réversion, ni pour Ken, ni pour lui-même.
Car il avait décidé de se multiplier et de multiplier le géant, pendant que leurs compagnes et compagnons faisaient diversion auprès des Liisiens par une soumission quelque peu hypocrite.
Suphar, d’une voix tremblante, annonça que tout était prêt.
Alors, Coqdor et le Roc se regardèrent.
Le géant sourit, pour montrer qu’il acceptait le risque. Et le chevalier pensa que cet homme si sain, si fort, si brave, si joyeux, allait peut-être ne plus être qu’une larve aux yeux rouges, une Ombre Vivante, et cela en dépit de ses quelques répliques biologiques qui ne seraient que ses reflets, ses imitations, jamais sa personnalité intrinsèque.
Le chevalier prit la main de Ken et la serra fortement.
– Va, lui dit-il, se dominant pour ne pas laisser éclater son émotion.
Dans de telles conditions, cela s’apparentait à un véritable holocauste.
Mais on n’avait plus le choix. C’était sans doute le suprême moyen de sauver Terriennes et Terriens, de s’arracher à la planète Liis.
Si le Multiplicateur marchait vraiment à l’envers…
Si on réussissait à refaire l’expérience, en sens contraire, pour Ken et pour Coqdor.
Le chevalier regarda les technocrates, les tint sous son regard vert, menaçant.
– Commencez !…
Oh-Zad montra une porte à Ken. Le géant, stylé par le chevalier, se déshabilla complètement, avança, disparut.
Bruno Coqdor sentit son cœur se déchirer.
Quel serait le sort du Roc, désormais ?
Mais on ne pouvait plus reculer, on n’en avait plus le droit.
De mortelles minutes passèrent.
Coqdor surveillait les technocrates. D’autre part, sur des écrans-témoins, il pouvait assister au déroulement de l’expérience.
Ken était dans le cube central et les pyramides attenantes apparaissaient dans divers azimuts.
Les autres « Ken » naquirent.
Les technocrates les façonnèrent, les ramenèrent à la salle de contrôle, les présentèrent au chevalier.
Six formidables athlètes nus, rigoureusement semblables, riant tous de bon cœur, impressionnants et sympathiques à la fois.
Six fois Ken.
Ils devaient avoir des caractères pratiquement identiques, Ken n’étant pas un compliqué, car tous les six, ils se précipitèrent vers le chevalier, auquel ils donnèrent l’accolade à tour de rôle.
Mais, par un système automatique, on ramenait une énorme larve, dont les yeux s’injectaient de sang, une massive Ombre Vivante qui se traînait.
Coqdor regarda cela, avec quelle horreur…
L’Original de Ken Volni, dit le Roc, l’homme de la Galaxie.
Une fois de plus, Coqdor fut plus fort que lui-même. Il fit signe aux technocrates, leur affirmant que, en cas de perfidie, les six Ken auraient à leur demander des comptes.
À son tour, il s’engagea dans le Multiplicateur.
Il se trouva nu, isolé, désarmé, horriblement seul, dans la cabine-cube du centre, dans un univers d’un noir inconnu.
L’expérience commença.
D’autres Bruno Coqdor commencèrent à se manifester.
Le chevalier, pendant un temps, souffrit le martyre.
Il perdit connaissance. Et le grand mystère, pour lui, s’accomplit…
CHAPITRE XV
Je souffre, comme je n’ai jamais souffert.
Je… Moi ? Ou plutôt NOUS.
Je ne suis pas moi, nous sommes ce que je suis.
Mais qui suis-je ?
Je m’interroge et, cependant, je n’ai pas de temps à perdre, je suis, nous sommes, en pleine action.
En plein combat. En pleine bagarre. Tous mes « moi » se lancent, se heurtent à l’ennemi, cognent, frappent, blessent et tuent.
Je « nous » ne suis pas seul, ou nous ne sommes pas seuls. Comment dire ? Ken aussi combat avec ce moi-nous. Ken ?
Ken-plusieurs. Ken plus formidable que jamais. Ken qui est six.
Je suis donc le courage du combattant. Pourtant, j’ai peur.
Je et nous, sommes la peur.
Non, je m’exprime mal. Nous sommes courageux et nous nous battons, mais moi, moi seul, j’ai peur.
Peur de cette incroyable aventure de dispersion humaine. Peur, peur surtout, non pas de ce qui va arriver, puisque c’est déjà arrivé, mais de ce qui risque de ne plus se produire : c’est-à-dire la mutation à l’envers et le retour à la norme.
Je me sens d’une faiblesse extrême. Je vois à peine clair. Je sens bien que je ne suis plus le chevalier Coqdor, mais une masse informe et gélatineuse, indigne du nom d’homme.
Et, cependant, ma quintuple nature (nous sommes cinq « moi ») est en pleine forme et se bat, victorieusement, auprès des six Ken, contre les Liisiens, effarés, qui perdent pied, reculent, laissant plus d’un des leurs sur le terrain.
Les Ken et les « moi » se sont emparés d’uniformes, d’armes et ont tenté un grand coup.
Grâce à l’appareil de Fkaan, nous avons créé un couloir inter-murs, traversé la ville, attaqué, en nous matérialisant en plein milieu, le palais de la reine Tadda, semant la perturbation et la panique parmi la milice liisienne.
Étrange !… j’ai peur, je suis la peur et, cependant, je suis aussi l’enthousiasme.
Est-ce cela le courage ? Oui, puisque je me rends compte du péril et que je me bats quand même, en cinq fois moi, m’exposant cinq fois, offrant cinq fois ma poitrine à l’ennemi.
Je suis aussi la témérité. Puisque je fonce sans réfléchir, comme un bon soldat doit le faire. Obéir. Charger. Tomber s’il le faut.
Témérité ? Mais cela ne va pas avec lucidité. Or, je suis parfaitement lucide puisque je me rends absolument compte de tout ce qui nous menace, les « moi » et les six Ken.
Mais, jusqu’à nouvel avis, nous avons profité de l’effet de surprise et, à part quelques égratignures, nous avons échappé aux coups de l’adversaire, en utilisant, de temps à autre, la boîte d’invisibilité, et en nous faufilant par ce que le pauvre Fkaan appelait la dispersion moléculaire.
Curieux !… dans ces moments, à travers l’immense et délabré palais de Tadda, on ne voit plus que les statues et les objets façonnés de cet or translucide que nous ont décrit Ramona et Mandra.
Je pense à elles… donc je raisonne parfaitement, sur cela comme sur le reste.
Et pourtant…
Je fonce comme un bélier. Non, comme cinq béliers. Auprès de ces six taureaux que sont les autres exemplaires de Ken.
Mais Ken, je l’ai vu, je le vois, n’est qu’une larve énorme, masse quasi informe, repoussante, caricature d’un colosse écroulé, qui me regarde de ses yeux rouges, horribles à voir.
Je fonce parce que c’est mon devoir. Parce que je sais que c’est notre seule chance de s’arracher à la planète Liis. C’est vrai pour Ken et pour moi, et aussi pour ces trois jeunes femmes, et ces quelques gars encore vivants que je veux sauver.
Sauver aussi mon brave et fidèle Râx.
Alors ? Si je lutte et me bats et expose nos vies à tous les cinq, plus celle de la larve aux yeux rouges, l’Ombre Vivante que je suis devenu, outre les sept vies des Ken (original et répliques), c’est aussi que je le fais par amour. Pour les trois filles. Pour les cosmonautes encore en vie. Pour Râx.
Je suis donc un être d’amour. Un être multiple de don, de dévouement, de sacrifice. D’amour en un mot, il n’y a pas meilleure expression.
Seulement, voilà. L’amour… ou tout au moins cette attitude qui ressemble à une expression d’amour, ou qui prétend le faire croire, n’est-ce pas tout de même un petit peu intéressé ?… Vanité d’être aimé !…
Est-ce que les humains, qu’ils soient un ou plusieurs, font vraiment les choses avec désintéressement ?
Ce doit être bien rare et, quand je regarde au fond de moi-même, au fond de nous-mêmes, puisque nous sommes cinq plus un…
Je crois que, très sincèrement, ce n’est jamais absolument gratuit, qu’on espère toujours une certaine récompense, dans un monde ou dans un autre.
Satisfaction de ce qu’on appelle le devoir accompli ? Une formule peut-être un peu casuiste, qui dissimule la vanité d’avoir réussi.
Il y a une vanité de la vertu, c’est incontestable.
Mais comment est-ce que je raisonne ainsi, malgré nos poursuites à travers le palais, les flammes des fulgurants, les pugilats, les apparitions, disparitions et réapparitions des Ken et des « moi », facilitées par la boîte noire de Fkaan, ce qui nous permet de décimer petit à petit le reste de ce qui fut l’armée de la reine Tadda, souveraine de Liis ?
Je raisonne parce que, moi seul, je ne pouvais pas penser à tout cela.
Non. Ce n’est pas exact. J’y pensais, mais…
En ce moment, nous sommes plusieurs. Nous pensons à la fois. Outre mon pauvre cerveau dans mon pauvre corps d’Ombre Vivante, je dispose de cinq autres cerveaux, ardents, neufs, solides, dans cinq corps qui sont cinq fois Bruno Coqdor, athlète, médium, chevalier de la Terre…
Ce qui me permet de sérier les questions, d’analyser les sentiments que j’éprouve, si contradictoires, mais qui ne s’embarrassent plus les uns des autres et m’apparaissent en pleine clarté.
Où en étais-je ? Ah ! oui… vanité… le fond de la nature humaine, d’une planète à l’autre, d’une galaxie à une autre galaxie…
L’homme. L’homme désintéressé ?
Non. Celui qui se bat pour une cause, se bat, en fait, pour lui.
Il met ses instincts belliqueux en action, les justifie par le but prétendu noble (et qui l’est, d’ailleurs, très souvent), comme d’autres se battent en voyous, ou en mercenaires, pour le plaisir de se battre.
Ce n’est pas la même chose, bien sûr, puisque, en la circonstance, c’est utile à autrui. Mais, au fond, si je… ou « nous » sommes sincères…
Il y a libération des forces vitales, qui ne peuvent s’exprimer difficilement autrement que par la lutte.
Joie de la lutte. Délivrance par la lutte. Hygiène de l’homme, physique et morale, par la lutte. Un peu de cruauté qui sort, de sadisme qui s’exhale.
Tu te bats, Coqdor. Tu te bats en cinq exemplaires. Pour une belle et pure et noble cause : le salut de l’équipage de l’Océan Céleste, mais tu te bats aussi pour toi, cinq fois toi qui a envie de combattre.
Vanité de la victoire, espoir de récompense.
Alors ? Pour être juste, il faudrait donc être sûr d’être vaincu ?
Mais combien de batailles perdues d’avance, engagées quand même par ceux qui en espéraient, après leur sacrifice, une gloire immortelle ?
Je me bats. Par sensualité aussi. Je me défoule. En cinq « moi ».
Avec un pareil raisonnement, en fouillant au fond de tous ces « moi », je vais peut-être trop loin.
Je vais finir par croire que le mérite reviendrait à celui qui ferait son devoir total, sans retour possible, comme un enfant qui servirait son Dieu jusqu’au bout avec la certitude, non de la récompense suprême, mais de la damnation. Ce serait cela, la Foi-Amour.
Mais voilà que je doute. Oui, je suis le doute.
Je doute de la réussite de notre entreprise, de l’issue du combat que je-nous menons contre les Liisiens… Que de sentiments contradictoires !…
Bien sûr, à l’état normal, ils existent en moi, mais jamais sans doute, même en poursuivant cette terrible bagarre, je ne les avais perçus et disséqués avec autant d’acuité.
Et cela fait mal, très mal…
Coqdor, malgré tes cinq corps vigoureux et triomphants, tu n’es qu’une larve… Voilà la vérité…
Pourtant, les Liisiens amènent du renfort. Volg, le ministre de Tadda, résiste jusqu’au bout et a alerté les forces disséminées à travers la cité, des rangées de gardes et de technocrates, pas très jeunes les uns et les autres, à quelques exceptions près. Seulement, ils sont le nombre et, après tout, en comptant les six Ken et en me comptant, cela ne fait que onze.
Onze Terriens contre la horde liisienne. Certes, de temps à autre, nous nous dérobons dans l’invisible, mais les Liisiens vont bien finir par réagir. Ils doivent connaître une parade à l’effet de cet engin fantastique.
Mais voilà, pour nous, un soutien inattendu.
Ils sont une dizaine. Des Terriens, je les reconnais, bien qu’ils soient vêtus et équipés comme les Liisiens.
Dieu du cosmos !… je comprends pourquoi ils nous aident. Un instinct irrésistible les fait embrasser notre cause.
Ils sont, soit Ho-San, soit Sturm.
Répliques vivantes de deux Originaux terriens morts sur la planète, ils n’en restent pas moins imbus de leur esprit, leurs cerveaux sont les reproductions d’un même cliché, ce qui explique tout.
Tadda les a fait jeter dans le Multiplicateur pour avoir des sujets fidèles, et voilà que cela se retourne contre elle.
Volte-face qui fait flancher les forces liisiennes, d’ailleurs, malgré tout, assez réduites. Un coup d’inframauve a abattu Volg, et les autres reculent.
Peu de jeunes gens bouillants parmi eux. Des hommes déjà fatigués, usés, accablés.
Et les juniors liisiens ne semblent pas aussi convaincus que leurs aînés.
Sans doute sont-ils en voie d’évolution. Ils sont trop peu encore pour avoir l’orgueil des peuples belliqueux. Ils doivent plutôt songer à la vie qu’à la vanité des fins glorieuses ou soi-disant telles…
Mais les Liisiens jettent dans la bagarre leurs dernières forces, ce que, sur la planète-patrie, on nommerait la garde…
Surprise : il y a quatre garçons et six filles.
Tous jeunes, solides, ardents ceux-là.
Et je les reconnais tout de suite. Parce que j’ai connu, dans l’horreur des abîmes, leurs Originaux devenus Ombres Vivantes, et dont Fkaan, Ramona et Mandra m’ont raconté la pénible histoire, celle des dernières victimes du Multiplicateur, avant Ho-San et Sturm, dont les répliques combattent vaillamment à nos côtés.
Ce sont, cette fois, les « enfants » de la belle Yaïn et du solide Liisien Kiwan.
Mais les six Ken foncent, suivis des Coqdor, des Ho-San, des Sturm.
Les quatre Kiwan périssent bravement sous le nombre et les Liisiens commencent à se débander, à prendre la fuite, hormis quelques courageux qui veulent encore résister…
Que se passe-t-il donc ?
J’entends — nous entendons — un grand rire franc, sonore, jovial, que je-nous connaissons bien. Celui de Ken. Six fois Ken le Roc. Six fois son grand rire qui ressemble, par sa clarté, sa profondeur, son éclat, à un merveilleux hymne à la vie.
Six fois Ken, avançant vers les six Yaïn, qu’ils désarment en dépit du courage des combattantes…
Nous sommes maîtres du terrain, du palais, de toute la planète, j’en ai la conviction.
Quelques armes se braquent encore vers nous, les Terriens.
Mais, entre deux rangées de magnifiques statues d’or translucide, une femme apparaît.
Vieille, mais encore altière, vêtue de noir, et marchant en s’appuyant sur une canne.
Elle crie quelque chose en langue liisienne et les fulgurants s’abaissent.
Puis elle se tourne vers les Terriens.
– Je vous en prie… Cessez le combat !… Je viens d’en donner l’ordre aux miens… Assez de morts, assez d’horreurs aussi !…
Je ne l’ai jamais vue, mais je sais qui elle est : la reine Tadda.
Je voudrais réaliser, comprendre. Mais je suis tellement de « moi » à la fois que j’ai du mal à m’exprimer.
Coqdor-combattant, Coqdor-orgueil, Coqdor-peur, Coqdor-amour, Coqdor-doute…
L’aventure se termine. Que ne suis-je simplement moi-même ?
Je suis une larve. Je suis plusieurs. Ken est dans mon cas, mais il me semble que, son esprit étant plus simple, les six Ken auquel il a donné la vie à partir du Multiplicateur doivent, en quelque sorte, s’aligner mentalement sur son esprit original.
Tout est terminé. Finie, l’aventure…
Mais non, l’horreur m’envahit, nous envahit, et un frisson passe sur nos chairs quintuples à cette effroyable pensée…
Et si Fkaan avait menti ? Si le Multiplicateur ne pouvait vraiment pas fonctionner à l’envers ?
Si nous étions à jamais, Ken et moi, des Ombres Vivantes vouées à une vie interminable dans l’épouvante des abysses, déchirés à partir de ces répliques biologiques, corps d’une âme morcelée partie pour une dérive éternelle ?…
Mais la reine parle. Et je-nous écoutons, parce que ce qu’elle dit est capital.
CHAPITRE XVI
La reine Tadda contemplait longuement la cité poussiéreuse, plus que jamais en ruine, qui s’étendait devant elle, sous les onze lunes de la planète Liis.
Elle soupira puis, levant les yeux, chercha, pas très loin relativement de son monde, l’étoile Athi que les habitants de la Terre appellent Arcturus.
Tadda pensa que, bientôt, après un voyage de plusieurs semaines, ces êtres venus d’ailleurs, qu’elle avait combattus, puis libérés, seraient arrivés au terme de leur immense voyage.
Tadda pensait avoir bien fait.
Les Terriens étaient forts, courageux, peut-être fantaisistes et un peu paillards, mais doués de qualités qui manquaient terriblement à la race liisienne.
Elle aurait pu, sans doute, en utilisant les formidables armes mises à sa disposition par ses scientifiques, les faire anéantir. Elle ne l’avait pas voulu. Elle avait mis fin au combat, offert la paix et son amitié à ces gens si courageux et, finalement, compris que l’attitude du capitaine spatial Rexugues était justement ce qu’il y avait de plus vil parmi ces gens-là.
Volg était mort. Il y avait d’autres morts parmi les siens, dont les Kiwan, les « enfants » du beau et brave Kiwan, ce qui faussait le jeu des espérances, depuis l’expérience du Multiplicateur.
Après son intervention, Tadda n’avait eu qu’une idée : rendre leur nature première aux Terriens qu’on avait — sans leur demander leur avis — précipités dans l’appareil fantastique.
Hélas ! il était trop tard. Ho-San et Sturm, les deux victimes, avaient péri au cours des combats et des aventures souterraines des êtres venus de la Terre.
Restait le chevalier Coqdor et le colosse Ken Volni, le Roc.
Mais Tadda avait connu mille difficultés pour communiquer avec eux.
Pour Ken, cela allait encore. Elle avait affaire, six fois, à six créatures à peu près semblables d’esprit, qui acceptaient volontiers de tenter l’aventure en sens inverse, pour redevenir un seul et même Ken, sur la triste et lourde larve, Ombre Vivante, et résidu humain de l’expérience.
Alors que, pour Coqdor, elle se heurtait à cinq hommes différents.
Un orgueilleux qui se jugeait très bien en cinq exemplaires, un hésitant plus que timide qui ne savait s’il devait tenter une telle chose, un enthousiaste qui trouvait que la lutte avait du bon et qu’on n’était pas trop de cinq pour cela, un autre encore, qui raisonnait, tergiversait, discutait, ratiocinait, philosophait, enfin le dernier exemplaire du chevalier de la Terre qui disait que tout cela était monstrueux et inhumain et qu’il fallait cesser de telles expériences, rendre à l’Original sa forme initiale, et, au besoin, détruire le Multiplicateur, quitte à laisser le soin à la Divine Nature de repeupler la planète Liis.
Quel dilemme, pour la reine Tadda !…
Elle avait pris avis auprès des autres Terriens. Ils n’étaient pas d’accord, se demandant lequel des cinq Coqdor il fallait écouter.
C’est alors qu’une des jeunes femmes, la blonde et impétueuse Ramona, avait eu une idée.
On avait amené les cinq Coqdor, et aussi la larve aux yeux rouges qui n’était que la caricature du chevalier de la Terre.
Tous en étaient horrifiés, mais Ramona avait son idée.
Depuis la métamorphose de Coqdor et de Ken, elle s’occupait du pstôr, du monstre Râx, l’animal familier du chevalier.
On avait alors lâché le bouledogue chauve-souris vers les six exemplaires de celui qui avait été son maître.
Râx avait hésité, tourné, flairé, sifflé avec répugnance devant les quatre premiers, s’était arrêté assez longuement devant le cinquième, celui qui ressemblait le plus à l’Original, du moins à ce qu’on en connaissait.
Et puis soudain le pstôr, abandonnant les répliques, avait voleté vers la larve, l’avait enveloppée de ses ailes en sifflant douloureusement et tendrement à la fois, puis s’était mis à lécher le nez de cette horreur.
Râx, ainsi, avait tranché le débat. Coqdor devait bel et bien redevenir lui-même.
Rien qu’un homme. Et le maître d’une bête qui lui vouait son instinctif amour.
Tadda avait rassuré les Terriens. Oui, le Multiplicateur fonctionnait à l’envers. Elle le savait.
Oh-Zad et Suphar, pas très rassurés depuis l’incursion des Terriens, s’étaient empressés de replacer les Coqdor et les Ken dans les alvéoles pyramidales, les larves originales dans le cube central et, à tour de rôle on avait vu ressortir un chevalier aux yeux verts, un Roc colossal, tous deux rigoureusement égaux à ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être.
Inutile de dire que le géant avait aussitôt serré contre sa poitrine puissante celle qui s’y était jetée, Mandra, pleurant et riant à la fois tandis que le pstôr, d’un envol, sautait sur le chevalier à le renverser en le débarbouillant de la langue avec entrain.
Mais tout n’était pas résolu. Après l’accord entre Rexugues et les Liisiens, le capitaine spatial avait regagné son navire, convaincu Tomi et les autres de la mort de leurs compagnons, et s’était envolé vers Arcturus à bord de l’Océan Céleste, nanti d’un contrat en bonne et due forme.
Tadda était décidée, maintenant, à réparer de telles fautes, après la fin tragique de Volg.
On avait donc mis à la disposition des Terriens un des astronefs de Liis, on leur avait donné un équipage, et Coqdor et les siens, prenant congé de la reine de Liis, s’étaient envolés définitivement.
Ils avaient l’intention de rejoindre l’Océan Céleste et de demander des comptes au capitaine spatial.
Du temps s’était écoulé, depuis ce départ.
Tadda songeait. La ville tombait en ruine, les morts s’accumulaient dans la cité. Les jeunes songeaient toujours à partir.
Du moins avait-elle un espoir, encore que les créatures issues du Multiplicateur qu’elle balançait à faire détruire, ne fussent pas très agréables, mais froides, inhumaines, amas biologiques dénués d’âmes, telles ces répliques des Terriens Ho-San et Sturm que le chevalier Coqdor et ses amis avaient refusé d’embarquer, tant elles ressemblaient peu, psychologiquement, à leurs camarades disparus.
Et pourtant…
Six de ces êtres glacés, mais vivants sur le plan matériel, étaient du sexe féminin. Les six Yaïn.
Et les six Yaïn allaient, dans quelques mois, devenir mères, ce qui, peut-être, les humaniserait.
Six enfants naîtraient, que Tadda souhaitait être enfin l’embryon de la race future.
La vieille reine, songeant à cela, retrouvait un semblant de sourire.
CHAPITRE XVII
L’astronef liisien fonçait à travers les étoiles constituant la constellation du Bouvier, en direction du sous-satellite d’Arcturus, but initial de la mission.
Les Liisiens, bien qu’ayant un peu perdu la main en ce qui concernait la direction des vaisseaux spatiaux, accéléraient l’allure.
Un message était en effet parvenu, un S.O.S., émanant justement du seul spationef pouvant évoluer dans ce monde perdu : l’Océan Céleste.
Le lieutenant Tomi annonçait qu’une énorme météorite avait percuté le bâtiment, provoqué des dégâts, blessé dangereusement deux hommes.
Dont le capitaine spatial Rexugues, qui se mourait.
Le message s’adressait à la colonie d’Arcturus, mais le navire des Liisiens, emportant Coqdor et ses amis rescapés, l’avait capté.
Et ils se hâtaient, au secours de celui qui les avait vendus.
Sans trop de chagrin tout de même. Après la dure épreuve, ils avaient les uns et les autres retrouvé un certain optimisme.
L’hôtesse Ramona, tout en rêvant à son potier qui l’attendait si loin, à Vallauris-sur-Terre sur ce qu’on appelait encore la Côte d’Azur, avait extirpé des réserves des bagages une petite flasque de bourbon et en distribuait les dernières gouttes à ses compagnons. Elle l’avait gardée sur elle, en sa ceinture-arsenal, pendant les heures terribles.
– Il y en a bien peu, disait Ken, en faisant claquer sa langue.
– Cela vous rappellera la planète-patrie. En attendant d’y retourner pour de bon…
Coqdor, lui, riait en avalant sa mini ration d’Old Crow. Il était hilare à la suite d’une confidence que venait de lui faire l’incorrigible Ken :
– Sacré vieux Roc !… Si Mandra savait cela…
– Vous ne lui direz pas, Chevalier ? Elle m’arracherait les yeux !
– Juré, Ken. Sur la tête de Râx !
Il caressait le mufle du petit monstre, écoutant le géant qui chuchotait :
– Que voulez-vous, Chevalier, j’étais six… Et six fois moi, ça fait un drôle d’effet. Les hommes… ça ne me fait pas peur et j’ai foncé dans le tas… Mais quand on nous a opposé ces six belles filles… que voulez-vous que je vous dise ? Avec les femmes, on ne s’y prend pas comme avec les hommes…
– Je le sais, Ken. D’ailleurs, tu me l’as déjà dit.
– Alors, Chevalier ? Moi, j’ai suivi la nature… Je me suis emparé six fois des six filles et…
Il rit encore.
– J’aime bien me battre. Mais ça, c’était encore plus agréable.
– Je te crois volontiers. Dis donc, est-ce que tu n’aurais pas, en la circonstance, fait à la reine Tadda le plus beau cadeau qu’elle puisse espérer ? Six petits Ken, qui seront d’authentiques Liisiens ?
Le géant se tordait, flatté d’une telle hypothèse.
– Hein ? fit-il. Quand on est plusieurs, on est forts…
Coqdor, qui se souvenait de ses souffrances quand il s’était justement senti plusieurs, et quelles affres lui avaient causées la multiplicité de ses personnalités contradictoires, reflétant chacune une face plus ou moins connue et admise de lui-même, murmura gravement :
– Tu crois vraiment cela ?…
– Ne dit-on pas, sur la Terre : l’union fait la force ?
– L’union fait la force des faibles, Ken. Mais sois toi-même et sois seul. C’est là que tu seras fort.
Le Roc demeura muet. C’était un peu trop profond pour lui.
Leurs compagnons les rejoignaient. Ysiane s’abandonnait au bras de l’Antillais Sambor, plus attachés que jamais l’un à l’autre après tant d’épreuves.
Et Mandra arrivait. Ken l’enleva dans ses bras. Elle cria :
– Oh ! Ken… Fais attention !… Maintenant, tu sais bien… Il faut me ménager…
Le géant parut soudain tout penaud.
– C’est vrai !… Pardon, mon amour !… Suis-je bête de l’oublier, celui-là ?… Celui qui viendra dans quelques mois de la Terre… Et qui sera un sacré gars, j’en suis sûr, tout comme son père… Un de la Galaxie !…
FIN